SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Si aujourd’hui, le premier 1er mai est devenu un jour chômé où les vendeurs amateurs viennent proposer du muguet, ce jour avait une toute autre signification il y a un siècle. Dans le contexte revendicatif ouvrier du début du XXe siècle, le 1er mai était l’occasion d’affrontements violents avec les forces de l’ordre.

La fête du 1er mai est apparue aux État Unis. C’est en 1884, au cours du quatrième congrès de l’American Federation of Labor, que les principaux syndicats ouvriers américains se décident à revendiquer la limitation de la journée de travail à huit heures. Le souvenir de cette journée conduit donc les Européens, quelques années plus tard, à instituer une Fête du Travail.

C’est en cette période de haute revendication syndicale que le 1er mai 1891, à Fourmies, une petite ville du nord de la France, que la manifestation rituelle tourne au drame. La troupe équipée des nouveaux fusils Lebel tire à bout portant sur la foule des ouvriers. Elle fait dix morts dont huit de moins de vingt et un ans. L’une des victimes, l’ouvrière Marie Blondeau, habillée de blanc et les bras couverts de fleurs, devient le symbole de cette journée.
Avec le drame de Fourmies, le 1er mai s’enracine dans la tradition de lutte des ouvriers européens et entraîne un débat sur la rationalisation du maintien de l’ordre en France. La gendarmerie est dès lors la première concernée et sert de laboratoire à la constitution d’unités spécialisées.

Les débuts du 1er mai en France

Paris connaît son « premier mai » dans la dernière décennie du 19e siècle. Une tradition est née, mais, pendant longtemps encore, sa célébration ne va pas sans produire des affrontements et le 1er mai va signifier affrontements, brutalités et sanctions de tous ordres. En 1901, le syndicaliste Pouget propose dans son journal Le Père Peinard : « Fixons nous une date et proclamons qu’à partir du jour que nous aurons choisi pour rien au monde nous ne consentirons à faire plus de huit heures ! ».

Il faut attendre le 8e congrès de la CGT (confédération générale des travailleurs), qui se tient à Bourges en septembre 1904, pour que l’idée soit reprise et la date fixée : ce sera le 1er mai 1906 ! Une tradition vieille de quinze ans fait du 1er mai la date des revendications annuelles et de l’espoir de modifications sociales profondes. Jamais avant 1906, un mouvement ouvrier français n’a donc été autant préparé.

Pendant cette journée, la CGT entame la première grande campagne de propagande de son histoire : affiches, tracts, brochures, création de comités d’action pour les huit heures, articles dans le journal confédéral d’alors, La Voix du Peuple. On y développe toute une argumentation autour de l’idée des huit heures : moyen pour combattre le chômage, éliminer fatigue et surmenage, supprimer les maladies professionnelles, développer les bibliothèques, et élever le niveau culturel des travailleurs.

C’est dans ce climat que se déroule le 1er mai 1906, marqué par de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Dès le matin, Paris est mis en état de siège : soldats et policiers en armes à chaque carrefour, forte concentration de gendarmes à cheval aux abords de la Bourse du travail, place de la République. La caserne proche a même été aménagée en « prison » temporaire.

Des affrontements inévitables

Clemenceau, le  » briseur de grèves  » regroupe 60 000 soldats et gendarmes sur Paris. Le 1er mai, à huit heures et demi du matin, 146 arrestations ont déjà été effectuées. Malgré le déploiement de toutes les forces armées que supervise le préfet Lépine, les réunions de grève peuvent se dérouler comme prévu à la Bourse du Travail. Celle-ci fait l’objet d’un véritable siège militaire. Tout l’après-midi, des échauffourées se déclenchent un peu partout dans les rues qui l’entourent. Des barricades sont érigées.

« Vous êtes derrière une barricade, réplique en 1906 Georges Clemenceau au secrétaire général de la CGT. Moi je suis devant. Votre moyen d’action est le désordre. Mon devoir, c’est de faire l’ordre. Mon rôle est donc de contrarier vos efforts. Le mieux pour chacun de nous est d’en prendre son parti ».

Ce premier mai 1906, les soldats battent les trottoirs. Pour empêcher tout rassemblement et brasser la foule sur la chaussée, des agents de la police municipale assurent des rondes afin de dissuader les plus récalcitrants, les chevaux de la garde républicaine tournent inlassablement sur la place de la République, comme dans un manège, tantôt au pas, tantôt au trot, tantôt au galop de chasse. Ce procédé, dont Lépine est très fier, est souvent renouvelé et devient une attraction recherchée par les badauds. En dépit de quelques tentatives pour former des cortèges, quelques débuts de barricades, un omnibus renversé faubourg du Temple et des heurts, brefs mais violents, entre groupes de manifestants et gardes républicains, les centaines d’arrestations opérées pour « refus de circuler » et le « manège Mouquin » cité précédemment, ont fait merveille : force est restée à l’ordre. La consultation des états nominatifs dans les rapports de la préfecture de police fait état de trois blessés graves chez les gardes républicains. Ces derniers ont été blessés par jets de pierre ou de boulons. La nature de ces blessures donne à la fois une idée des dangers auxquels ils sont exposés et de la nature des affrontements qui consistent essentiellement en corps à corps – comme l’indique la multiplicité des « contusions aux jambes », « écorchures aux bras et au visage », « coup dans les parties sexuelles » – et jets d’objets divers dont des bouteilles.

Face à ces mouvements, Clemenceau pratique l’amalgame, méthode éprouvée pour déconsidérer l’adversaire : les luttes sociales sont identiques aux luttes des réactionnaires contre la République ; les grèves sont « fomentées par des agitateurs politiques, excités dans l’ombre par la démence des partis réactionnaires, dans l’espérance de faire renverser la République ». Clemenceau s’efforce ainsi de maintenir l’ordre et de se montrer ferme pour pouvoir prendre appui sur la droite et consolider son ministère. Il envoie très fréquemment la gendarmerie, la police ou l’armée pour faire dégager l’entrée des usines, protéger le retour au travail des briseurs de grève, assurer un lock-out, disperser une manifestation, faire arrêter les chefs, ou bien perquisitionner dans les locaux syndicaux. Lorsque les ouvriers se défendent, les fusils parlent comme à Fourmies en 1891.

L’historique des 1er mai donne un aperçu des évolutions en matière de répression étatique. L’essor du syndicalisme rompt l’isolement des ouvriers et change ainsi la donne dans la gestion des crises. Les événements de mai 1906 révèlent également une poussée de l’antimilitarisme, qui ne va pas sans poser des problèmes aux troupes chargées du maintien de l’ordre. La SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) et la CGT dénoncent l’appel à l’armée pour briser les grèves. Jaurès y décèle un danger supplémentaire d’ordre moral : « Le militarisme n’est pas dangereux seulement parce qu’il est le gardien armé du capital, il est dangereux aussi parce qu’il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge du dévouement et de sacrifices » déclare t-il à Lille en 1900.

Lors des troubles, la gendarmerie voit son efficacité rudement mise à l’épreuve par le développement d’une protestation ouvrière toujours mieux organisée et reconnue par les autorités. Au-delà de l’image dont elle jouit, et ce malgré quelques déboires notamment en 1908, où des gendarmes tirent sur des carriers et des ouvriers des sablières en grève à la suite d’incidents liés à la « chasse aux renards », l’intervention de la gendarmerie permet une véritable réflexion quant au contrôle des foules en ce début du vingtième siècle. En dépit de la complexité du service, des voies de réquisitions dont ils font l’objet par le biais de multiples autorités administratives, les gendarmes s’efforcent au mieux de répondre aux besoins. En revanche la fonction de l’institution, son organisation, son travail policier, et la façon dont elle s’en acquitte, lui valent des critiques parfois sévères. Les observations dans le Journal de la gendarmerie de l’époque témoignent d’une volonté interne de réformer l’institution pour plus d’efficacité :
« Nous avons dit dans ce journal, et à maintes reprises ; on a dit à la chambre des députés combien ce système est mauvais, combien les populations rurales ont à souffrir du prélèvement chronique de gendarmes dans les brigades. Nous n’en reparlerions donc pas aujourd’hui s’il n’était nécessaire de le faire pour l’idée que nous allons traiter.
Ainsi, pour les grèves, il faut, d’une part, une troupe spéciale composée d’hommes déjà faits, dressés en conséquence, et, d’autre part, on ne peut constituer cette troupe qu’en dégraissant les brigades de gendarmerie.

Le problème qui se pose de la sorte paraît insoluble. Il l’est, en effet, si on continue de suivre les errements actuels ; il ne le sera plus si, résolument, on en cherche la solution dans la création d’une force permanente dont le but serait le rétablissement de l’ordre partout où les désordres sérieux se produisent ou vont se produire. »
Pour autant, la question d’une force spécifique dévolue au maintien de l’ordre reste posée de 1880 à 1921, date à laquelle apparaissent les premiers pelotons de gendarmerie mobile.

Aspirant Louis Chalmeau, section Études et recherches historiques