Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : femmes, filles, fils de gendarmes

Femme de gendarme à la brigade de Nantua (Ain) sous l’occupation allemande, 1943

Gabriel Cortès

Chef d’escadron

Commandant la compagnie de gendarmerie départementale de Saumur


Il faudrait attendre symboliquement 2019 pour consacrer une étude de fond aux liens particuliers unissant la famille Conrad et le régiment de cavalerie de la Garde républicaine. En effet, cette date marquera sans doute les cent ans de présence continue d’un représentant de la famille Conrad dans les rangs de la cavalerie(1).

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Trompette Lucien Conrad (1920)

Aussi cet article a-t-il pour objet de souligner, dans l’esprit du numéro de Sous le plumet rouge dédié à la « Mémoire de Garde »(2), l’originalité pour cette famille d’avoir fourni, en trois générations, six cavaliers dont cinq trompettes. La famille Conrad est aussi caractérisée par les qualités artistiques de plusieurs de ses membres, qualités sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Aujourd’hui encore, l’Adjudant Bertrand Conrad, maître de manège, sert au régiment après y être né et y avoir grandi.

Son frère, le Capitaine trompette major Éric Conrad(3), s’il n’a pas servi à la Garde mais dans l’Arme Blindée Cavalerie, a rassemblé une importante documentation historique dont il a aimablement communiqué des éléments permettant de présenter ici sa famille, avec de nombreuses photos. À cette occasion son oncle Pierre Conrad a également rédigé des souvenirs que nous voudrions faire partager au lecteur, tant il est vrai que « le passé n’est qu’un sommeil, pour un esprit attentif et sensible, tout se ranime »(4).

En 1918, au lendemain de l’armistice, la fanfare de cavalerie de la Légion de la Garde républicaine recrute des trompettes dans les autres corps de troupe. En 1919, Lucien Conrad(5), trompette au 12e régiment de hussards, se porte volontaire. Il est rapidement suivi par son frère Félix Conrad(6), alors maréchal des logis trompette au 26e régiment de dragons.

Lucien(7) servira comme garde et trompette de 1919 à 1931 au 2e escadron. Son cheval d’armes s’appelait Havresac. Félix, servira aussi en qualité de garde et trompette jusqu’en 1937, au 3e escadron.

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Trompette Lucien Conrad et Totalité
(années 1930)

Engagé comme trompette au 26e régiment de dragons à Dijon en 1911, Félix Conrad(8) participe à toute la guerre 1914-1918 avec son unité. Brigadier trompette, il débute la campagne en Alsace, près de Montbéliard. Durant la deuxième quinzaine du mois d’août 1914, dans la région de Mulhouse – Altkirch, au cours d’une patrouille avec son peloton, aux ordres du lieutenant Barbe, il prend part à une charge contre une unité le 14e régiment de dragons allemands en garnison à Mulhouse et Colmar. La famille conserve le récit tout à fait épique de l’événement. Félix Conrad raconte aussi quelques souvenirs de l’immédiate après-guerre, qui attestent à la fois de ses qualités de cavalier et de trompette :

« Après l’armistice du 11 novembre 1918, le 26e régiment de dragons quitte la Belgique et rejoint le Grand Chesnay en Seine-et-Oise, où en compagnie du lieutenant Melchior de Vogue, je m’entraîne dans le parc du château de Versailles à la porte Saint Antoine afin de participer à des concours hippiques et des courses militaires. Suite à ces entraînements sur obstacles naturels je réussis à me classer premier sur quatre-vingt-douze concurrents au concours hippique de Saint-Cyr l’École avec mon cheval de sport Lancelot.

Le jour de la signature du traité de paix le 28 juin 1919, le 26e régiment de dragons était de service dans la cour du château de Versailles. J’assume alors les fonctions de trompette-major. Il m’arrivait également de diriger la fanfare du 17e régiment de dragons. En effet, lorsqu’il y avait une prise d’armes à l’arrière du front pour des remises de décorations, je devais réunir les deux fanfares tant il y avait eu des trompettes tués au sein des deux formations. »

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Trompette Lucien et Félix Conrad
(années 1920)

À cette même époque sa carrière prend une nouvelle tournure : « Ayant refusé la proposition d’avancement au grade d’adjudant dans l’aviation, je décidai de poursuivre ma carrière militaire à la fanfare du régiment de cavalerie de la légion de la Garde républicaine de Paris jusqu’en 1937. » Il y servira au 4e escadron tout d’abord, puis il sera rapidement affecté au 3e escadron. Quelques années plus tard, le 6 février 1934, Félix Conrad est engagé avec son unité lors des émeutes Place de la Concorde ; il sonnera les sommations d’usage avant chaque charge. À vingt-trois heures trente, en chargeant sur cette même place, il est blessé par des projectiles (atteint de contusions multiples). Sa jument, Totalié, également blessée, sautera in extremis une bouche d’aération du métropolitain dont la grille avait été retirée.

Les noms de ses chevaux d’armes à la Garde sont aussi connus : Artilleur, Trottin, Appointeur, Labrador, Totalité.

Trois des enfants de Félix serviront à leur tour au régiment de cavalerie. Les trois frères seront trompettes comme leur père et leur oncle : Pierre, à partir de 1943 ; Charles, à partir de 1947 ; Bernard, à partir de 1956.

Né en 1920, Charles Conrad, après avoir obtenu son certificat d’études et reçu le premier prix de dessin de la ville de Paris, entre à l’école des arts appliqués de Paris de 1933 à 1937, dans les ateliers de sculpture de Robert Wlerick et de Louis-Henri Nicot. Il travaille dans un cabinet d’architecte jusqu’en 1940, année où il est appelé sous les drapeaux au 4e régiment de génie à Grenoble.

En 1941, la France étant occupée, il passe clandestinement en zone libre avec son frère Pierre, et ils s’engagent tous deux dans l’Armée d’Armistice, au 5e régiment de dragons à Mâcon. Démobilisé en novembre 1942, il entre en Gendarmerie, est affecté à la compagnie d’Auxerre. En 1947, il rejoint Pierre au régiment de cavalerie comme trompette au 2e escadron puis servira en qualité de timbalier.

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Trompette Charles Conrad
(années 1947)

Artiste peintre, dessinateur hors pair, il est aussi sculpteur. Il sculptera plusieurs œuvres à la mémoire des disparus de la Gendarmerie ; il crée par exemple la médaille de Sainte-Geneviève, patronne de la Gendarmerie, sculpte le monument de la bataille de Montereau, inauguré en 1962, réalise l’affiche de la Grande Parade de la Gendarmerie en 1964. Il est aussi créateur de figurines historiques représentant de nombreux uniformes.

Affecté au service du casernement pour raison de santé, il est chargé des plans de modification et d’amélioration du quartier des Célestins. En 1974, il termine sa carrière avec le grade d’adjudant(9). Il est mort en 2003. Ses chevaux d’armes furent Commodore, ancienne monture d’un officier général de la Wermacht(10) !, Tyrolien, Bijou de la Fin (sa monture de timbalier).

Pierre Conrad, né en 1921, effectue son service militaire dans la cavalerie. Avec son frère Charles, il franchit clandestinement la ligne de démarcation et s’engage comme lui au 5e régiment de dragons. Il obtient le 1er prix de peinture de la ville de Paris à l’âge de 13 ans et peindra toute sa vie, participant à de nombreuses expositions, concours et salons.

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Trompette Bernard Conrad et Intrépide
(années 1982)

Le 6 février 1934, alors qu’il rentre de l’école avec sa sœur Jacqueline, il aperçoit à hauteur de l’école Massillon, un détachement à cheval dans lequel se trouve son père partant au maintien de l’ordre. De retour au quartier des Célestins, il y découvre une agitation peu ordinaire : il faut rassembler toutes les unités de la cavalerie pour un départ imminent ! Alors, pour aider le trompette de garde, il prend lui aussi sa trompette et sonne aux quatre coins du quartier les sonneries réglementaires pour l’aider à accomplir sa tâche : le « piquet légion », suivi de « à cheval ».

En 1943, il est admis au régiment de cavalerie, au sein du 1er escadron. Cavalier du rang, ayant touché à de nombreuses disciplines -dressage, concours hippiques, courses- il est ensuite affecté à la fanfare en 1950. Il y passera dix-huit années jusqu’à son départ à la retraite en 1969(11). Ses chevaux d’armes avaient pour noms : Regale, Elle est à moi, Nemens.

Passionné d’histoire et d’uniformologie, il traitera de nombreux sujets d’équitation militaire et sera un pionnier de la figurine historique française(12). Dans les années 1980, il illustre par exemple, aux côtés du maître Eugène Leliepvre, peintre de l’Armée, et de Jacques Vaugny, les livres de Pierre Rosière, La Garde républicaine, la Gendarmerie(13).

Quelques souvenirs anecdotiques racontés par Pierre Conrad trouvent ici leur place :

« À la Grande Parade de la Gendarmerie de 1964(14), avec deux camarades trompettes, nous ouvrions le spectacle en tenue de Hérault d’armes, à cheval au galop en jouant des « appels-échos ». Dans les coulisses, tous les soirs, je faisais avec soins la mèche de cheveux de Napoléon Ier au lieutenant Delavaud(15) qui tenait ce rôle dans un tableau de l’Empire. À ce propos, Raymond Rouleau m’avait demandé quelques points de détails quant au déplacement, et certaines présentations notamment pour faire saluer par l’empereur, avec son chapeau, les troupes qui défilaient devant lui. C’est là qu’apparaissait le visage de l’empereur, sous les applaudissements. »

Pierre Conrad raconte encore les conditions du tournage d’un film célèbre de Sacha Guitry, Napoléon, sorti en 1955 :

« La cavalerie de la Garde et la fanfare étaient souvent sollicitées pour participer à des prises de vues lors de tournages de films historiques, tels que Si Versailles m’était comté, Les grandes manœuvres, Les trois mousquetaires, et bien sûr le fameux Napoléon de Sacha Guitry. J’y étais le seul trompette et représentais celui d’un chasseur à cheval de la Garde, chargeant sur Rabelais, un petit cheval gris, aux côtés du Capitaine Poirier qui, lui, représentait le Maréchal Murat.

Le terrain était très bosselé et glissant, au cours de ces charges, deux gardes sont tombés et l’un des deux, le Garde Ruault, traîné par un étrier, a dû être hospitalisé. Les sonneries n’étaient pas tellement audibles. Celles que nous entendons dans le film ont été enregistrées à pied, à l’arrêt. Après le débarquement des chevaux à Grasse, l’escadron, pour rejoindre le lieu du tournage à Caussol, a remonté à cheval la « route Napoléon », celle-là même que l’empereur avait prise à Golfe Juan en rentrant de l’île d’Elbe avant les Cent Jours. À mi-chemin, à Saint-Valhier, nous avons fait une halte. Sur la place du village notre trompette(16) s’est assis sur la margelle de la fontaine, là même où Napoléon s’était lui-même reposé ! »

Né en 1933, Bernard Conrad s’engage en 1951 au titre du 1er bataillon du matériel de réserve générale à Vincennes. Il y sert en qualité de clairon-trompette, à la musique, jusqu’en 1953(17).

Brigadier-chef trompette à la compagnie saharienne portée de la Zousfana à Colomb-Béchar de 1953 à 1955, il est admis au régiment de cavalerie en 1956. Comme ses deux frères aînés, il est également trompette à la fanfare de 1959 à 1982, étant tout d’abord affecté au 2e escadron. Ses chevaux d’armes furent Joli-Cœur, Suovadis(18), Intrépide.

Son fils Éric conserve les cahiers de son père sur lesquels il écrivait chaque jour les événements de la Garde auxquels il prenait part. C’est un « J.M.O. » personnel qu’un amateur d’histoire à échelle humaine peut considérer comme une pièce unique. On y lit par exemple :

« Service Fanfare de l’année 1970. jeudi 1er janvier : réveil en fanfare, képi, pantalon, manteau. Nomination du chef Scala Marius au grade d’adjudant, et du garde Deviu Francis(19) au grade de chef […] » ou encore : « samedi 18 avril : GTS culotte bleue à pied au cirque d’hiver pour le gala des artistes (les Tandems(20) en GTS culotte bleue). »

Parmi les nombreux souvenirs d’une carrière, notons qu’en mai 1968 Bernard Conrad participe aux services de maintien de l’ordre, comme trompette, avec son escadron engagé à pied.

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Adjudant Bertrand Conrad et Barlow
(cheval passion 2005)

Il a l’occasion de participer à plusieurs films. Avec le cheval Écureuil il prend part au tournage du film Christine, avec Romy Schneider et Alain Delon, en juillet 1958 à Fourqueux et Versailles ; il y représente un dragon autrichien.

À Flavigny-sur-Ozerain (Côte d’Or), en juillet 1969, il prend part au tournage du téléfilm Les carnets du Capitaine Coignet. Il y figure un trompette des grenadiers à cheval de la Garde impériale, avec un cheval gris, Manou. Le 12 juin 1975, il participe à l’enregistrement d’une chanson composée par Jean Renard et interprétée par Sylvie Vartan, « le Roi David ».

Artiste comme ses frères, Bernard Conrad s’était plus spécialement consacré à la peinture de figurines. Il est mort le 18 avril 2001(21).

Ses trois fils(22) furent cadets de la Garde dans leur enfance, et tous trois furent aussi trompettes : Éric, militaire de carrière, fut capitaine trompette-major de la fanfare de l’École de l’Arme Blindée et de la Cavalerie. Durant leur service militaire, Cyrille fut maréchal des logis trompette au 2e régiment de hussards à Sourdun de 1982 à 1983, et Bertrand le fut également, dans la même unité, de 1983 à 1984.

L’Adjudant Bertrand Conrad(23) poursuit depuis 1985 au régiment de cavalerie la tradition familiale, tandis que son neveu Frédéric, ancien élève et trompette de l’« escadron brution » du Prytanée national militaire de La Flèche, pourrait un jour, à son tour, la perpétuer. Il vient d’être admis en École de sous-officier de Gendarmerie à son tour.

(1) Cet article a été publié dans le Sous le Plumet Rouge, bulletin de liaison de la Garde républicaine, n° 114, Hiver 2007, p. 31-34.

(2) N° 111, été 2006.

(3) Passionné d’histoire militaire et par l’histoire de la musique militaire, le Capitaine Conrad a enregistré plus de 600 titres pour trompettes de cavalerie et trompes de chasse. Auteur de plusieurs ouvrages tels que Les trompettes de la Garde républicaine et Histoire des Musiques et Fanfares de la Cavalerie Française, il collabore régulièrement à des revues spécialisées. Sous le pseudonyme « Cyr Darnoc de Saint-Mandé », il a longtemps produit des articles relatifs au régiment de cavalerie dans la revue Equus les chevaux.

(4) Jean de La Varende.

(5) Né le 6 février 1896 à Chamarandes (Haute-Marne), fils de Pierre Conrad et de Marie-Anne Wurtz.

(6) Né le 16 avril 1892 à Chamarandes (Haute-Marne).

(7) Il était titulaire de la Médaille commémorative 1914-1918, et de la Médaille de la victoire. Il sera décoré à la Garde de la Médaille militaire.

(8) Décoré de la Croix de guerre 1914-1918, de la Médaille commémorative 14-18, de la Médaille de la victoire. À la Garde, il sera décoré de la Médaille militaire et titulaire de la médaille du cheval.

(9) Charles Conrad est titulaire de la médaille militaire, de la croix de chevalier de l’O.N.M, de la médaille commémorative 39/45, de la médaille de vermeil de la ville de paris, officier des Arts, Sciences et lettres.

(10) Après la Guerre de 1939/45, un certain nombre de chevaux allemands avaient été récupérés par la gendarmerie mobile. Dissoute en 1947, plusieurs d’entre eux furent affectés au régiment de cavalerie de la Garde républicaine.

(11) Pierre Conrad est titulaire de la médaille militaire, de la médaille commémorative 1939/45 (agrafe « Libération »), de la médaille d’or des Arts, Sciences et lettres, de la médaille de vermeil de la ville de Paris.

(12) Président fondateur de la société des Amis de l’histoire et de la Figurine historique, à vocation internationale.

(13) Écrit avec le Général Besson. Réédité récemment, avec une mise à jour remarquable, sous le titre Encyclopédie de la Gendarmerie (éditions SPE Barthélémy).

(14) Mise en scène par Raymond Rouleau, la présentation des nombreuses unités de la gendarmerie remporta un tel succès auprès des parisiens et des autorités qu’une nouvelle édition eut lieu en 1967 à Montréal au Canada, à l’occasion de l’exposition universelle. De nombreux chevaux et cavaliers des formations spéciales du régiment de cavalerie participèrent au déplacement.

(15) Père du lieutenant-colonel Thierry Delavaud, actuel commandant du régiment de cavalerie.

(16) À cette époque, les trompettes étaient affectés dans les pelotons de marche des unités.

(17) Chef de musique : capitaine Beaufort.

(18) Il est sans doute l’un des premiers chevaux du régiment sauvé de l’abattoir. Après sa réforme, en 1981, il fut racheté à prix d’or par son cavalier alors qu’il allait partir pour l’abattoir d’Ézanville. Un article paru dans Cheval magazine en septembre 1982 (pp. 80-81) raconte sa vie sous le titre « Suo vadis, cheval trompette ».

(19) Père de l’Adjudant-chef Michel Deviu, chef actuel de l’atelier de sellerie de la Garde.

(20) cf. Sous le Plumet rouge, automne 2005, n° 109 pp. 24-27, article « la reprise des tandems a 50 ans ». La légende de la photo des Tandems au cirque Bouglione, illustrant l’article, mentionne donc une date erronée (1969). Il s’agit en fait d’une représentation le 18 avril 1970.

(21) Bernard Conrad est titulaire de la médaille militaire, de la médaille commémorative des opérations de sécurité et de service d’ordre en Afrique du Nord, du mérite saharien, de la médaille d’argent des Arts, Sciences et lettres.

(22) Cyrille Conrad est créateur dessinateur chez Cartier. Il a réalisé plusieurs objets de relations publiques pour la Garde : figurines, broches.

(23) Affecté au 1er puis au 3e escadron, l’Adjudant Conrad est actuellement responsable de l’équipe sportive de dressage.

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