Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : femmes, filles, fils de gendarmes

Femme de gendarme à la brigade de Nantua (Ain) sous l’occupation allemande, 1943

Suzanne Dourthe


En 2006, Madame Suzanne Dourthe nous avait fait parvenir un témoignage émouvant de sa vie de jeune épouse de gendarme pendant l’Occupation.
Nous reproduisons ci-dessous ses souvenirs de l’année 1943

Le 12 décembre 1942, au cours d’une très courte permission, je me mariais avec un gendarme de la brigade motorisée de Nantua. Le surlendemain de notre mariage, mon mari rejoignit sa caserne pour partir à Mâcon. Ce déplacement de quatre mois concernait la police des trains amenant les jeunes du STO vers l’Allemagne. Je restais chez mes parents dans les Landes.

Le 15 avril 1943, mon mari vint me chercher. Nous arrivâmes à Nantua, ville en zone libre, mais néanmoins occupée par les Allemands depuis le sabordage de la flotte de Toulon, le 11 novembre 1942. Nous étions logés au château de Pradon. À l’époque, ce bâtiment était vraiment isolé, situé à près de deux kilomètres de la ville et à une centaine de mètres de la route nationale reliant Lyon à Genève. Ce château, bien entretenu, en imposait au pied d’une belle forêt de sapins et des montagnes environnantes. Une brigade motorisée de dix ménages y logeait. Les hommes partaient souvent en déplacement. L’adjudant ou le chef, ainsi qu’un gendarme restaient à la résidence pour s’occuper du bureau et des cas d’urgence.

Chateau-Pradon.jpg

Le château de Pradon,
siège de la brigade motorisée de gendarmerie de Nantua
sous l’Occupation

Derrière le château, il y avait des jardins. Dans la mesure où ils en avaient le temps, les gendarmes les cultivaient. Nous y faisions, en grande partie, des pommes de terre, denrée rare pendant l’Occupation. Je m’occupais sérieusement de notre parcelle. Un après-midi, courant juillet, je sarclais les légumes […] Tout à coup, je reçus sur le dos des petits cailloux comme s’il en tombait du ciel […] Je m’approchai des arbres et j’entendis rire. Je levai la tête et, stupeur, il y avait cinq hommes dans les ramures des arbres ! Personne ne dit mot. Je rentrai chez moi un peu anxieuse. Lorsqu’il rentra, le soir, je fis part de ma découverte à mon mari. Il rit en me priant de ne raconter cette histoire à personne. Quelques jours passèrent, lorsque, revenant de la ville à bicyclette, je vis à travers un soupirail du château des visages d’hommes que je ne connaissais pas. Quand j’en parlai à mon mari, il me demanda encore de ne rien dire.

Un après-midi du mois d’août, je décidais d’aller en ville pour faire des courses. Dans ma chambre devant la glace, je coiffais mes cheveux. Tout à coup j’entendis le bruit de ma porte d’entrée. Croyant que c’était mon mari, je fis : « Hou, hou, je suis dans la chambre ». Me retournant, que vis-je dans l’encadrement de la porte ? Deux officiers allemands, imposants dans leur uniforme, portant sur leur casquette le macaron de la tête de mort au-dessus de la visière. J’avais les jambes qui flageolaient, les pieds cloués au parquet. Ces messieurs firent le tour de la chambre, fouillèrent les placards. Dans l’un d’eux, il y avait un gros sac. Il contenait les harnais et la selle de cheval de mon mari lorsqu’il était dans la Garde républicaine. Le sac reçut un bon coup de pied. Ces Allemands devaient certainement chercher quelqu’un. Ils repartirent comme ils étaient entrés, sans un mot […] Je me précipitai moitié morte chez ma voisine. Comme chez moi, la même opération avait eu lieu. Personne n’avait vu passer ces officiers dans la cour […] Ce fut la plus grande peur de ma vie.

Les jours passaient et l’hiver était là. Les Allemands quittèrent la ville le 1er novembre 1943. Les gendarmes partirent en déplacement à la prison de Bourg-en-Bresse. Le matin du 11 novembre, la ville se réveilla avec un drapeau bleu, blanc, rouge hissé au monument aux morts, une gerbe de fleurs à son pied. Profitant de l’absence de l’occupant, les hommes du maquis étaient descendus des montagnes voisines, promenant avec eux en ville un couple de soi-disant collaborateurs qu’ils déshabillèrent et barbouillèrent de croix gammées sur les fesses de la dame. Les représailles ne se firent pas attendre. Fin novembre, la Milice fit son apparition. Douze personnes étaient sur leur liste. Je me souviens des deux premières : le capitaine Verchère, commandant la section de gendarmerie et l’adjoint au maire, le maire étant absent. Aucun ne revint des camps allemands. Le seul survivant fut le capitaine de gendarmerie, emprisonné au fort Montluc à Lyon.

BT-sous-occupation.jpg

Reconstitution d’un bureau
de la gendarmerie sous l’Occupation

Le 13 décembre 1943, mon mari partit en transfèrement dans le Jura avec un de ses collègues. « Nous ferons notre possible pour rentrer demain soir », me dit-il. Le matin du 14, quand j’ouvris les persiennes, une épaisse couche de neige recouvrait la campagne […] Vers midi, les Allemands firent dresser un barrage sur la route à l’entrée du château. Une sentinelle montait la garde. Encore un souci. Nous étions comme des otages […]. Le matin du quatrième jour de cette réclusion forcée, la femme d’un des gendarmes vint me voir pour me demander si je pouvais faire quelque chose pour eux. Je m’enhardis pour aller au village voisin, Les Neyrolles, voir si la fermière que je connaissais avait du lait. Mon grand souci était la sentinelle, me laisserait-elle passer ? Le soldat me demanda juste mes papiers d’identité […] et le boucher me donna un peu de viande. Je profitai de l’occasion pour lui demander des nouvelles de Nantua. Il savait, par le chef de gare, qu’il y avait une grosse rafle en ville […].

Le soir du quatrième jour, le barrage fut levé. La rafle avait bien eu lieu. Plus d’une centaine d’hommes, âgés de dix-huit à quarante-cinq ans, partirent pour une destination inconnue. Parmi eux, les gradés et les gendarmes de la brigade territoriale, sans oublier le vicaire de la paroisse et le docteur Mercier, premier chef de la résistance à Nantua. Ce dernier […], longuement interrogé, fut abattu par la Gestapo de cinq balles de mitraillette […]. Ayant appris en gare de La Cluse les événements douloureux de Nantua, mon mari et son collègue nous firent savoir par le chef de gare qu’ils étaient sains et saufs. Ils furent cachés quelque temps dans la région de Bourg. Quelques jours plus tard, une affiche était placardée sur les murs de la ville annonçant que cette rafle était la conséquence de la « profanation de la croix gammée » […]. Il y eut beaucoup de morts dans cette rafle. Les troupes de la Libération trouvèrent les vingt-deux survivants dans un état de santé lamentable […].

Petit à petit, malgré la tristesse, l’angoisse et la peur, la vie reprit son cours. Les gendarmes de la motorisée partirent remplacer les gradés et gendarmes déportés de la brigade territoriale. Après enquête, on sut que ces derniers étaient tous morts à Auschwitz […].

Un soir, tard, un gendarme frappa à ma porte et me dit que mon mari ne rentrerait pas de la nuit et « si les Allemands viennent chez vous, vous leur direz que vous n’avez jamais vu quelqu’un d’étranger à la brigade ». J’allais me coucher, la tête pleine d’interrogations. Je pensais à une rafle. Vers minuit, j’entendis un bruit de claquement de portières et je vis par les persiennes de la cuisine une fourgonnette dans laquelle montèrent six hommes. Ils sortaient par une porte menant au sous-sol du château. J’en conclus que la brigade logeait des résistants. C’était la réponse à l’énigme des petits cailloux et du soupirail […].

Ticket-ration.png

Ticket de rationnement

Vers cette même période, j’avais rendez-vous chez le dentiste. Mon mari était sur le trottoir devant la gendarmerie de la ville. Il me fit signe de m’arrêter : « deux officiers allemands sont venus au bureau demander quatre gendarmes, je suis du nombre ». Il m’embrassa. Ce geste me fit penser que quelque chose d’anormal allait se passer […] la nuit fut longue […] Tout à coup, vers neuf heures du matin, la porte s’ouvrit sur Henri […] A son réveil, il me raconta qu’il avait passé une nuit affreuse. Les Allemands les avaient conduits dans un ravin où des hommes du maquis furent tués, les blessés exécutés sur place à coups de grenade. Les gendarmes avaient la corvée de ramasser ces restes humains, les mettre en sac et les remonter.

Depuis la rafle du 14 décembre, je sortais très rarement de Pradon, les hommes s’occupaient du ravitaillement. J’avais très peur des soldats allemands qui patrouillaient avec leurs chiens entre Nantua et les Neyrolles […]. L’année se terminait dans le plus sombre désespoir. Pendant le maigre repas de Noël, je demandai à mon mari de faire une demande de changement de résidence pour quitter Nantua et revenir, si possible, dans nos Landes natales.

x