Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : femmes, filles, fils de gendarmes

La première pétition d’épouses de gendarmes en 1794

Georges Philippot

Général (2s)

Président de la SNHPG

Docteur en histoire


Il n’y a vraiment rien de fondamentalement nouveau sous le soleil de la Gendarmerie depuis le… XVIIIe siècle. C’est l’une des conclusions à laquelle conduit la recherche en histoire de la Gendarmerie lorsqu’on la met en regard de l’actualité. L’absence d’une authentique mémoire collective sur le long terme, intégrée par l’Institution et par ses membres, donne à chaque génération l’illusion de l’idée nouvelle… de génie, évidemment. En fait, bien souvent, seuls les mots changent, et encore !

Ainsi, par exemple, la « rémunération au mérite », pour les cavaliers de la maréchaussée, fut inventée par Claude Leblanc, secrétaire d’État à la Guerre, en… 1720, sous la forme de frais de déplacement, directement liés à la quantité d’activité produite par chacun. La vente par correspondance des tenues, à partir d’un organisme central était déjà appliquée en 1903 par le fondateur de la Caisse Nationale du Gendarme, le capitaine de gendarmerie Paoli qui, par le biais de la coopérative qu’il avait créée au sein de la Caisse, « la Ménagère du Gendarme », centralisait les commandes et fournissait, à des prix intéressants, non seulement les tenues aux gendarmes mais aussi les machines à coudre et les fers à repasser aux épouses.

Ma dernière trouvaille personnelle fut plus surprenante encore. Souvenez-vous… Il y a quelques années on vit apparaître des pétitions de femmes de gendarmes. Pour certains la Gendarmerie allait s’effondrer…, quand un hasard bien à propos, lié à d’autres recherches sur l’histoire de la Gendarmerie me fit découvrir, aux Archives nationales, la première pétition d’épouses de gendarmes datée de… janvier 1794 !

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Extrait de la pétition des épouses de gendarmes
de la 32e division datée de janvier 1794
et conservée aux Archives nationales

Pour situer cette pétition dans son contexte juridique, il est important de savoir que le droit de pétition est inscrit dans la constitution de 1791(1) et l’usage qu’en font ici les épouses de gendarmes est non seulement légal mais aussi constitutionnel.

En pleine période révolutionnaire

Nous sommes en pleine Révolution. Dès la proclamation de la République, les monarchies d’Europe menacent. La patrie est déclarée en danger et la levée en masse décrétée, en juillet 1792. Cette mesure, à laquelle vont s’ajouter l’exécution du roi et la constitution civile du clergé, entraîne le soulèvement d’une partie des Bretons et des Vendéens, surtout à partir de mars 1793.

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Gendarme à pied sous la Révolution

En août 1792, la Gendarmerie nationale, née de la Maréchaussée, il y a à peine plus d’un an, est mise à contribution pour défendre la nation contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Huit divisions de gendarmerie sont créées par prélèvements de 4 gendarmes sur 5 effectués sur chaque brigade de province. D’autres sont constituées à partir de ressources parisiennes : Prévôté de l’Hôtel, Gardes françaises… Elles forment les 31e, 32e, 33e, 34e et 35e divisions de gendarmerie à pied.

À Paris, la nouvelle assemblée, la Convention Nationale, élue en septembre 1792, représente la nation. Le Comité de Salut Public mis en place au début de 1793 ainsi qu’un certain nombre d’autres comités, dont le Comité militaire, dirigent le pays.

Des gendarmes parisiens pour combattre les Chouans

La pétition dont il est ici question concerne des épouses de gendarmes de la 32e division. Qui sont ces gendarmes ? Les numéros des divisions ont changé à plusieurs reprises ; mais la lettre transmise par le général commandant en chef à Caen, le « 9e de la 1re décade, l’an II de la république » (8 janvier 1794) donne suffisamment d’informations pour comprendre qu’il s’agit bien de gendarmes parisiens dont l’unité a été constituée en septembre 1792, « qui sont sortis de Paris depuis 15 mois pour aller combattre, lors des troubles dans le Calvadoce, les perturbations et les brigands de la Vendée et qui coopèrent dans ce moment-ci à la destruction des chouans ». Cette division est stationnée, à la date de la lettre, à Granville.

Une division de l’époque a un effectif de principe d’environ 800 ; elle est organisée en 8 compagnies qui forment soit 4 escadrons si elle est à cheval, soit 2 bataillons si elle est à pied ; en l’occurrence, grâce à une annotation manuscrite en marge, de Charles Cochon, président du Comité militaire, on apprend que cette 32e division comprend 350 gendarmes ; peut-être est-elle renforcée par des troupes de ligne.

L’habile stratégie des épouses de gendarmes

La lettre manuscrite de deux pages(2), adressée « Aux Citoyens composants le Comité de Salut Public » n’est pas celle écrite directement par les épouses. Elle a été recopiée par un secrétaire, probablement le secrétaire du conseil d’administration(3) de la division, qui mentionne, au bas de la seconde page, qu’il détient les « certificats originaux » que les épouses ont dû adresser de Paris à Granville où séjourne la division. Cette lettre reproduit le texte de la pétition et les noms de trente-six épouses signataires ; les points de suspension qu’ajoute le secrétaire à la fin de la liste des noms laissent à penser qu’il y en a d’autres. La pétition va emprunter la voie hiérarchique. En effet, au-dessous de la liste des signatures, figure la transmission du général Vialle, commandant la division, qui constitue également la réponse qu’il donne, à son niveau, aux gendarmes de la division.

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Buste de Marianne et chapeau
de gendarme de la Révolution

L’examen du texte montre, de la part des épouses, une stratégie particulièrement habile qui va conduire à impliquer tous ceux qui peuvent influer sur la décision qu’elles souhaitent voir prendre. Que veulent-elles ? Tout simplement, que le Comité de Salut Public décide de « leur rendre leurs époux momentanément », autrement dit, de les faire relever pendant quelque temps.

Cette lettre nous apprend que ces femmes ont mis tous les atouts de leur côté.

Parisiennes, elles n’ont pas eu de mal à intervenir, à Paris, auprès de quelques conventionnels acquis à leur cause ; on peut lire en effet dans la lettre : « Si vous avez besoin, Citoyens, de quelques renseignements, les citoyens Frenssange, Garnier de Saintest, Lanot et Gérard, vos collègues, pourront vous les donner ».

Quant à la hiérarchie, la réponse que fait le général commandant en chef à Caen, au conseil d’administration, ne laisse aucun doute sur sa connivence… Je n’ai pas oublié, Citoyens, la manière honorable dont vous vous êtes conduits dans les affaires du Mans et de Savenay ; témoin de vos dangers et de vos triomphes, je suis le premier à sentir toute la justice de votre demande ; nous attendons journellement ici un représentant du peuple. À son arrivée je lui mettrai sous les yeux votre réclamation, il y accédera sûrement ; j’en presserai l’expédition car c’est rendre service à la république que de ménager ses défenseurs et de rendre à leurs foyers des bras fatigués qui n’ont besoin que de quelques jours de repos pour pouvoir revoler à la victoire avec plus de zèle, de courage et d’activité.

Des arguments pertinents et… convaincants

Pour convaincre le Comité de Salut Public du bien-fondé de leur demande et obtenir satisfaction, les femmes des gendarmes de la 33e division développent une série d’arguments particulièrement pertinents. Il faut leur « rendre leurs époux momentanément » parce que :

- ce sont des anciens qui ont bien servi : « ce n’est point le courage qui leur manque ; mais accablés sous le poids des années et des infirmités qu’ils ont gagnées dans les combats, en fatigues continuelles qu’ils ont essuyées dans cette campagne si longue et si pénible… » ;

- une note portée en marge, par celui qui étudie la demande, indique que, effectivement : « sur les 350 gendarmes qui demandent à être remplacés, il y en a au moins les deux tiers qui ont le médaillon » ;

- on peut les remplacer, « les faire relever par leurs camarades qui sont à Paris » ;

- on vous les renverra : « ils revoleront ensuite où la Convention Nationale guidera leurs pas » ;

- nous avons des enfants : « plusieurs d’entre elles étant chargées de 3, 4 et même de 8 à 10 enfants ».

Le 9 floréal An II (28 avril 1794) une note du Comité de Salut Public, signée de Carnot, « arrête que les gendarmes de la 33e division qui sont employés à l’armée de l’Ouest se rendront à Paris ». La pétition des femmes des gendarmes a bien abouti.

Le médaillon de Vétérance

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Le médaillon des deux épées appelé aussi médaillon de Vétérance est une décoration instituée en 1771 par Louis XV. Réservé aux bas-officiers et aux militaires du rang, cette décoration était accordée après vingt-quatre ans de service. Elle ouvrait droit à l’exemption de la taille, de corvées et du logement des troupes.

Les Révolutionnaires ne suppriment pas cette décoration qui continue à être attribuée jusqu’en 1795. Le récipiendaire se voit également remettre un diplôme qui précise qu’il a « le droit de porter toute sa vie, sur le côté gauche de son habit, à la hauteur de la troisième boutonnière, le médaillon des deux épées en sautoir. »

Le médaillon, de forme ovale, consiste en une couronne entourant deux épées croisées. D’abord en tissus, il est ensuite en métal. Le médaillon de Vétérance peut être considéré comme « l’ancêtre » de la médaille militaire.

Les insignes de brevet de la 33e division [issue de la 32e division] qui sont employés aujourd’hui s’inspirent de cette décoration, l’ovale de la couronne étant horizontal.

(1) Le droit de pétition est une forme d’expression démocratique en usage même sous l’Ancien Régime. De 1787 à 1789, on compte plus de 800 pétitions dont de nombreuses réclament l’abolition de l’esclavage. Ce droit constitutionnel disparaîtra curieusement avec l’avènement de la IIIe République. Inscrit dans le projet de constitution d’avril 1946, il ne sera pas retenu. Voir Jean-Jacques CLERE : « Le droit de pétition aux chambres de 1789 à nos jours » dans : « 1791 La Première Constitution Française, Actes du colloque de Dijon 26 et 27 septembre 1991 ». Éditions Economica, 1993.

(2) AN. carton AF/II/224- 1932, pièce N° 38.

(3) Le conseil d’administration existe au niveau de chaque unité. Présidé par l’officier commandant l’unité, il est généralement composé de l’officier le plus ancien, du plus anciens des maréchaux des logis, du plus ancien gendarme et du trésorier. Il se réunit chaque mois ou à la demande. Ses pouvoirs sont importants. C’est un organe administratif mais surtout représentatif. Il s’occupe des situations personnelles des gendarmes, décide de l’attribution de gratifications, adresse des pétitions individuelles ou collectives au ministre…

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