Force Publique

TÉMOIGNAGE DU GÉNÉRAL LOUIS BEAUDONNET

DE L’ALLIER AU RHIN AVEC LA GARDE (1943-1945)

Après le 27 novembre 1942, ceux qui veulent rester militaires se tournent vers la Garde, la seule de nos troupes à ne pas avoir été dissoute. Aussi, dès le 15 janvier 1943, j’intègre le 4e régiment de la Garde à Riom. Mon incorporation au 4e escadron est d’autant plus vite expédiée que celui-ci est en déplacement à Vichy. Je suis invité à le rejoindre rapidement. Les gardes du 4/4 passent leur temps en factions : au ministère de la Guerre pour quelques initiés, à celui des Colonies pour les anciens et à la gare pour les jeunes. Le dimanche est le jour de rencontre de toutes les « excellences » à l’église Saint-Louis, dont le faste ne peut égaler cependant la cérémonie préalable de la relève de la garde personnelle du chef de l’État à l’hôtel du Parc. Suivant l’humeur du jour, le maréchal apparaît au balcon ou descend en grand uniforme dans la rue pour tapoter quelques joues d’enfants et serrer la main de ses fidèles. Ce rendez-vous avec « Byzance » se termine au début de mars avec l’arrivée du 3/4 du Puy-en-Velay.

Au Camp Neuf à Montluçon, nous reprenons vite notre progression hebdomadaire d’instruction. Avec les Allemands monopolisant champs de tir et terrains de manœuvres, l’école des trompettes, l’ordre serré et le chant en chœurs alternés l’emportent sur le service en campagne.

Au début de mai 1943, après avoir cherché une bande armée insaisissable dans la forêt corrézienne, l’escadron 4/4 est envoyé à Davignac. Logés chez l’habitant, nous menons une vie de scout interrompue de temps à autre par l’exploitation d’un « tuyau » des Renseignements généraux. Une fois la vallée de la Corrèze passée au peigne fin, on reporte le système sur le nord du plateau de Millevaches où le 4e escadron cantonne encore en famille à la Chaussade et à Champagnat. De là, nous revenons à Saint-Sulpice-les-Bois, puis à Meymac, où nous partageons des écuries avec les chèvres et les moutons. À la fin mai 1943, le prétexte de manœuvres à Bourg-Lastic permet de rester encore près de la zone sensible.

Le 1er juin, l’affaire d’Arlanc (Puy-de-Dôme) met un terme à ces exercices. Des résistants venus mitrailler une brigade pour libérer deux des leurs ont tué l’adjudant, son planton et, par mégarde, leur propre chef. Cette action entraîne l’engagement de notre escadron vers les monts du Forez. Le 12 juin, une trentaine de garçons est interceptée sans mal ni douleur. Il n’y en a pas davantage à l’heure de leur remise aux gendarmes car le chef d’escadron Fontfrède, commandant la compagnie du Puy-de-Dôme, appartient déjà à la Résistance. Nous restons encore quelques jours à Marsac-en-Livradois d’où il faut arpenter le bois de Naufrange et la route en corniche du côté des Supeyres. À force de fouiller landes et taillis, nos tenues sont devenues si pitoyables qu’on doit nous renvoyer chez nous pour faire un brin de toilette.

Jusqu’au 15 septembre 1943, notre escadron s’entraîne pour un « rallye d’honneur » comportant entre autres tests un parcours du combattant, des épreuves de natation en tenue de campagne et des tirs avec toutes les armes d’infanterie. Le soir des épreuves, Montluçon subit un raid aérien dont le bilan s’élève à cinquante et un morts et cent huit blessés. Après avoir participé aux secours, les gardes s’improvisent artificiers. Il faut aussi assurer l’ordre lors de la visite du maréchal Pétain à la cité meurtrie. Ensuite, nous repartons en campagne vers Champagnac-la-Noaille.

D’abord cantonné au lycée de garçons de Tulle, le 4/4 est envoyé le 8 octobre à Treignac. Si la population nous accueille sans réserve, les relations avec la Résistance sont plus tendues. Le 6 octobre, en gare de Saint-Pardoux, le peloton du lieutenant Villecoq, surpris par un commando en tenue des chantiers de jeunesse, est dégagé de justesse par des GMR arrivant de Lapleau. Le 15 octobre, une camionnette de l’escadron de Rodez transportant un maquisard à l’hôpital est si bien mitraillée à Lafage que trois gardes sont tués. Tous ces méfaits nous amènent à procéder à des ratissages dans les Monédières et au voisinage des villages de Clergoux, La Roche Canillac, Bassignac, Brach, Eyren, Chamberet et Lonzac. Malgré le désir d’éviter l’affrontement, nous ne pouvons faire moins que d’arrêter le 21 octobre le quintette de hors-la-loi qui avaient assassiné plusieurs gendarmes de la section d’Ussel pour les dépouiller de leurs mousquetons et de leurs brodequins. Aussi, est-ce sans regret que le 9 décembre, après sa relève par le GMR Bourbonnais, l’escadron Lavalard quitte la Corrèze pour une autre mission.

Après une brève halte à Montluçon, notre unité est dirigée cette fois sur la Côte-d’Or où elle assurera, jusqu’à la fin de janvier 1944, la protection des pylônes haute tension du seuil de Bourgogne. Après cette tâche fastidieuse, il nous faudra encore accepter de remplir en mars et avril un rôle identique autour du barrage d’Eguzon dans l’Indre.

Pour avoir laissé la place cette fois au 1er régiment de France, notre retour dans nos pénates sera de courte durée. Dès le 10 mai, il nous faut rejoindre Vichy où bien des menaces se dessinent. Dans ce milieu plein de chausse-trapes, le général Perré s’efforce néanmoins de regrouper le maximum de ses forces. Il n’est donc plus question d’aller jouer les utilités dans les ministères. L’escadron 4/4 est envoyé au camp de Cusset pour assurer la protection voisine de l’usine à gaz, ce qui n’étonne personne.

Le 6 juin, le débarquement des Alliés en Normandie entraîne de douloureux cas de conscience. Si les ordres du général de Gaulle invitent à passer à l’action directe, ceux du maréchal Pétain sont d’obéir aux ordres de son Gouvernement et de rester à son poste.

Pour cela, on rameute autour de la « capitale » ce qu’il reste encore d’escadrons disponibles avant d’assister au crépuscule malheureux de l’État français. Après une esquisse de résistance le 20 août, le départ forcé du maréchal pour l’Allemagne libère chacun de ses engagements. Au 4e régiment de la Garde, les quatre escadrons portés, le 3/4 du Puy-en-Velay, le 4/4 de Montluçon, le 5/4 de Saint-Étienne et le 8/4 de Montbrison forment un groupement aux ordres du chef d’escadron Daucourt, un Vosgien au calme serein, vétéran du conflit précédent.

Nous apprenons successivement les nouvelles de la libération de Paris par la 2e D.B. puis de Toulon et de Marseille par la 3e D.I.A. Pour canaliser l’ennemi en retraite et couvrir la remontée de la vallée du Rhône, le groupement Daucourt est engagé dans les monts du Lyonnais de Vaugrenay. Il en débouche le 3 septembre par Sainte-Foye les Lyon pour prendre liaison à La Mulatière avec les échelons de tête de la 1re D.F.L, au milieu d’une foule en liesse.

Le 5 septembre, Lyon célèbre sa grande parade militaire avant d’accueillir deux jours plus tard le général de Gaulle. À partir du 9 septembre, tandis que le PC du groupement demeure à Oullins, le 5e escadron est envoyé à Bron pour surveiller l’aérodrome. Les 3e et 4e escadrons sont détachés aux forts de la Duchère et de Sainte-Foy pour assurer le triage et la garde de prisonniers allemands.

Après un bref passage à Paris, le groupement Daucourt embarque le 4 octobre à la gare de l’Est. La progression vers le Rhin est un temps suspendue en raison de l’arrêt de la marche des Alliés sur l’Ornain. Le 21 octobre, les gardes sont mis à la disposition du général Dody chargé de la prise de Metz. Dans la matinée du 20 novembre, une patrouille motorisée de sept gardes du 8/4 et de douze chasseurs du 16e bataillon de chasseurs à pied (BCP) pénètre dans Metz, en même temps que des éléments de la Ve armée américaine. À quatorze heures, le garde Roufflet hisse le pavillon tricolore sur le palais du gouverneur qui avait été, avant quarante, celui du général Giraud. Le lendemain, le 5e escadron, du capitaine Rhiel, renforcé d’éléments du 4/4 et du 8/4, pénètre à son tour dans la cité mosellane, sous les acclamations de la population.

Le 14 décembre, l’état-major du groupement et le 5/4, bientôt suivis du 3/4, font mouvement sur l’Alsace, libérée trois semaines avant par le général Leclerc. Le 4e et le 8e escadrons, qui assument encore la surveillance des ponts et des tunnels de la vallée de l’Orne, n’arriveront à Strasbourg que le 26 décembre. Nous nous installons au quartier Sénarmont, l’ancien domaine de la Garde républicaine mobile (GRM) encore à l’enseigne de la Werder Kaserne. C’est aussi le moment où la Wehrmacht, après l’échec de son offensive des Ardennes, veut, avec « Nordwind », tenter à nouveau sa chance vers le col de Saverne et sur le Rhin.

Dans les premiers jours de janvier 1945, l’inquiétude grandit à Strasbourg. Le 5, les avant-postes signalent le franchissement du Rhin par les Allemands à Gambsheim. Le général Schwartz, gouverneur militaire de Strasbourg, décide d’envoyer les escadrons 4/4, 8/4 et 5/4 avec le capitaine Riehl en reconnaissance offensive vers Gambsheim. La zone à explorer, à découvert, rend l’opération périlleuse. La progression s’effectue d’abord aisément, mais un déluge de feu ne va pas tarder à s’abattre sur nos premiers éléments. Les effets des tirs de mortiers sont décuplés par un sol gelé. Les gardes Lannoy, Kemberg et Barbin sont tués au cours du bombardement. Le lieutenant Cambours, commandant l’escadron 4/4, est mortellement blessé par un éclat d’obus à la tête. Il est remplacé par le lieutenant Perré, atteint au bras peu après. Après ce coup d’arrêt, toute progression devient impossible et il faut se résoudre à un repli en appui cerclé sur notre base de départ. Le bilan de l’engagement s’élève à quatre morts et seize blessés graves sur cent trente hommes.

Malgré les pertes, la pugnacité de la garde permet de fixer les Allemands en attendant l’arrivée de renforts. Tout au long du mois de janvier, tandis que les attaques et contre-attaques se succèdent, les escadrons se relayent sur la ligne de front et assurent des patrouilles au contact de l’ennemi. Le 3 février, le groupement quitte définitivement le secteur de Kilstett, pour retrouver Sénarmont et ses quartiers d’hiver. À peine débarrassés de la boue qui raidit nos capotes, nous devons faire nos adieux au capitaine Riehl et saluer l’arrivée de son successeur, le capitaine Faure.

Le 16 février, les 3e et 4e escadrons prennent les avant-postes sur les bords du Rhin à l’ouest du Stockfeld. Le 4e escadron se voit attribuer une série de blockhaus de l’ancienne ligne Maginot. Le quartier n’est pas de tout repos ; nous usons avec les Allemands de l’autre côté du Rhin de tous les procédés de mauvais voisinage, depuis l’injure verbale jusqu’au jet de projectile et à la menace d’incursion. Ce face-à-face tendu perdure jusqu’à notre relève par la brigade Alsace-Lorraine.

Nous retrouvons Strasbourg ou nos camarades des autres unités ont pris la relève de la circulation routière et des gendarmes prévôtaux, aux issues de la ville. Certains assurent aussi la sécurité des différents états-majors. Le 15 mars, le combat se rallume avec le forcement de la ligne Anne Marie par la 3e DIA, entre la forêt de Haguenau et le Rhin de Fort Louis. Le 1er avril, nous apprenons avec joie le franchissement du Rhin à Spire et à Germersheim par la 2e DIM. Après cela, nous n’attendons plus qu’un signal pour nous joindre au mouvement.

Le 7 avril, le général Thouzet du Vigier inspecte le groupement avant son départ pour le Palatinat Rhénan. Dès le lendemain, le commandant Daucourt va prendre avec les escadrons 4/4 et 5/4 le chemin de Ludwigshafen, au travers des ruines du Mundatwald, en passant ensuite par Landau et Neustadt. Tandis que le PC du groupement et le 5e escadron s’implantent à Bad-Durkheim, le 4e escadron s’établit à Ungstein, modeste village viticole, resté à l’écart de la bataille. La formule du logement chez l’habitant s’accommode parfaitement des contraintes d’une occupation. Avec quatre camarades, nous tombons chez la famille Schwabe. Les trois fils de ces viticulteurs sont partis pour l’Ostfront et leurs filles aident les parents à faire marcher l’exploitation. Si les premiers contacts entre logeurs contraints et hôtes imposés sont d’abord réservés, les relations se détendent vite, en raison de l’origine rurale de nos gardes.

En dehors de cette normalisation progressive des relations franco-allemandes, les missions manquent de précision et d’évidence. Nous servons d’élément de recueil à nos compatriotes prisonniers ou déportés en l’absence d’organisme officiel. Nous patrouillons au hasard dans un Pfalzerwald submergé d’épaves laissées par les colonnes motorisées allemandes pourchassées par l’aviation alliée depuis l’autoroute de Kaiserlautern. Malgré notre esprit de conciliation, notre présence dans cette zone du Palatinat agace visiblement nos alliés US. Aussi, un matin, nous recevons brusquement un ordre de départ. Nous passons en trombe à Neustadt, Landau et Bergzabern. Au moment où nous nous demandons si nous allons nous retrouver au Bodensee ou en France, nous apprenons finalement qu’il faut relever dans sa mission le 23e régiment d’infanterie, les anciens Malgré-nous et les FFI du Bas-Rhin, qui assurent une sorte de glacis de surveillance et de contrôle en avant de la frontière française.

Le 4e escadron va loger à Bundenthal, Schindart et Dahn. À la plantureuse Weinstraße succède l’étroite vallée de la Lauter et les contreforts d’une région tourmentée à laquelle s’accrochaient les premiers blockhaus de la ligne Siegfried. À Bundenthal, le maire désigné par les Alliés est un capitaine en retraite de la gendarmerie locale. À la façon d’un bon chef de brigade, il sait renvoyer les corvées désagréables sur les villages voisins et entretenir avec les autorités immédiates des relations courtoises. Le vieux curé, dont le presbytère jouxte l’auberge où nous sommes installés, est moins nuancé. Il annonce sans fard à ses ouailles le châtiment exemplaire de leurs péchés de nazis.

Un remaniement du dispositif amène, une décade plus tard, l’ancien groupe franc du 4/4 à Dahn. Dans cette localité vivant surtout de la sous-traitance des usines de chaussure de Pirmasens, il ne reste guère que des femmes. Ce sont elles qui, rassemblées par la municipalité en compagnie de travailleurs, déblayent les rues et les anciennes barricades antichars. Nous cantonnons d’abord au dispensaire communal, édifice intact aux salles spacieuses. Nous devons cependant bientôt le laisser à un peloton d’automitrailleuses US pour aller chez l’habitant. Nous essaimons dans une cité pavillonnaire sur la route d’Erfweiler. Nos missions consistent alors à quadriller, par une succession de patrouilles, de postes fixes et de contrôles volants, cette suite de vallées et de pitons. Nous fouillons aussi les ouvrages démantelés de la ligne Siegfried où équipements, munitions et armes abandonnées traînent partout. Des points de rassemblements de ces matériels épars sont bien organisés de-ci de-là mais personne ne les surveille. Seule la lassitude de la guerre nous assure contre le risque d’une résistance populaire. C’est dans l’exécution de ce travail de Pénélope que nous suivons sur la carte la poussée irrésistible des divisions blindées françaises vers Constance, Ulm et Berchtesgaden, le siège de Berlin et l’hallucinant crépuscule des dieux à la chancellerie du Reich. La capitulation sans condition n’est plus maintenant qu’une affaire de jours et peut-être même d’heures.

Celle-ci entrera en vigueur le 8 mai à 15 heures après un protocole signé la veille à Reims. Quatre jours plus tard, le chef d’escadrons Roussin prend à Sénarmont la suite du commandant Daucourt aux côtés du 3/4 et du 8/4. Seuls les 4e et le 5e escadrons sont encore en Allemagne pour quelques semaines, derrière le capitaine Chapon.

L’automne 1945 va être marqué à Strasbourg par de nombreuses cérémonies militaires. Le 6 septembre, la 4e légion s’est vue confier le drapeau de la Garde républicaine mobile. Puis, le 18 septembre, lors du retour des cendres de Kléber dans sa ville natale, le général de Lattre de Tassigny ajoute aux festivités une remise de l’insigne de la 1re armée au colonel Barriod et aux anciens du groupement Daucourt.

Durant ce temps, un nouvel ordre de bataille avait conduit les escadrons 3/4 à Revigny-sur-Ornain, 4/4 à Sélestat, 5/4 à Wissembourg et 8/4 à Altkirch. La dernière page de cette « longue marche » de l’Allier au Rhin est définitivement tournée.

Louis Beaudonnet