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LE GENDARME ET LES AUTRES MILITAIRES FACE À LA GUERRE D’ALGÉRIE

Lieutenant Benoît Haberbusch
Docteur en histoire, chef de la section Recherches du département de la Gendarmerie nationale du Service historique de la Défense

Par rapport au parachutiste ou à l’appelé, figures emblématiques de la guerre d’Algérie, le gendarme demeure un personnage méconnu. Celui-ci est pourtant un véritable acteur dans ce conflit et certaines questions posées à son sujet, comme la lutte contre le terrorisme ou les conditions d’emploi d’une police à statut militaire, font écho à l’actualité.

Parmi le vaste champ d’investigation ouvert aux chercheurs, un thème mérite d’être exploré : les rapports entretenus par la gendarmerie avec le reste de l’armée pendant la guerre d’Algérie. En effet, si l’institution fait partie intégrante du ministère des Armées du fait de son statut, les relations entre les pandores et les gendarmes des autres armes sont loin d’être sereines et homogènes durant cette période.

La nature des contacts au début du conflit

Lorsque la guerre d’Algérie débute, le 1er novembre 1954, les gendarmes ont déjà eu l’occasion de tisser des liens étroits avec les autres militaires en Extrême-Orient. De cette proximité est née une certaine fraternité interarmées. Un officier de gendarmerie, le général Sérignan, a parfaitement résumé l’effet de la guerre d’Indochine :

« Ce n’est pas sans curiosité ou même sans quelque appréhension – il faut bien le dire – que les camarades des autres armes virent débarquer les formations de Garde républicaine. Selon les bruits qui couraient alors avec persistance, ces unités venaient pour assurer la police de la circulation et réprimer, au moyen de procès-verbaux, les infractions commises par les militaires des autres corps de troupe.

Il s’agissait bien de cela !

En fait, dès le début et en dehors de quelques missions de gardes ressortissant particulièrement à leurs possibilités techniques, les unités de Garde républicaine furent employées à l’encadrement des forces armées ou des forces de police des États-associés […]. Tel garde qui, hier encore était dans une tranquille brigade rurale fut transformé en chef de poste. Il dut recruter et instruire ses hommes, dont il ne connaissait ni la langue, ni les mœurs, construire son poste, en assurer la défense et – mission essentielle – pacifier une partie du territoire. D’autres gardes qui n’avaient jamais rêvé pareille aventure, furent parachutistes ou marins »(1).

Plusieurs témoignages confirment le respect suscité par les gendarmes auprès des combattants en Indochine. Le capitaine Grand alors simple soldat au 43e régiment d’infanterie coloniale (RIC), a été « frappé du sérieux avec lequel ils accomplirent leur mission, mais aussi de leur simplicité et de leur tranquille assurance ». Il ajoute même ceci : « Ce n’était pas la première fois que j’entendais parler des “exploits” des gendarmes ; les “marsouins” et les légionnaires qui ne sont pourtant pas hommes à s’en laisser conter, les avaient en grande estime ! »(2) Le chef de la prévôté, le colonel Salaun, se souvient lui aussi de la bonne image des gendarmes dans le camp de Diên Biên Phu(3). Un autre officier, Erwan Bergot a consacré un ouvrage centré sur la participation de la gendarmerie aux combats d’Indochine(4).

Une étude plus complète des relations de la gendarmerie avec le reste de l’armée durant la guerre d’Indochine permettrait peut-être de nuancer cette analyse. Toutefois, le conflit indochinois a clairement eu des effets positifs sur la perception des gendarmes par les autres militaires.

Comparée à la guerre d’Indochine, celle d’Algérie a de curieuses répercussions sur les relations entre les armées et la gendarmerie. Il faut dire que le conflit algérien, à l’époque, n’a jamais été considéré comme une guerre à part entière. Le général Cherrière, commandant en chef en novembre 1954, reconnaît lui-même quatre ans après que « les suites immédiates [de l’insurrection] firent croire à un soulèvement tribal, analogue à ceux qui jalonnent notre histoire nord-africaine »(5). Toutefois, à la différence des crises antérieures, les attentats de la Toussaint 1954 marquent le début d’une période d’insécurité chronique.

La principale difficulté réside dans le décalage entre les actions classiques d’une armée en campagne et le cadre étroit de l’action judiciaire du temps de paix. Plusieurs témoignages de militaires révèlent cette incongruité. Pour le lieutenant Olivier Simonot, vétéran d’Indochine engagé en Algérie à partir de février 1955, « il est impossible de travailler face à une rébellion de cette ampleur-là en appliquant les lois du temps de paix. Faire des sommations avant d’ouvrir le feu est incompatible avec une embuscade »(6). Autre témoignage, le lieutenant B…, commandant la section administrative spécialisée (SAS) de Keria (Oran) en 1956, raconte comment il vit au quotidien ce formalisme judiciaire :

« Ce n’est que sur le terrain que j’ai découvert l’irréalisme de l’application des dispositions juridiques du maintien de l’ordre. Les contraintes qui en découlent sont heureusement très vite reléguées aux oubliettes. En effet, il n’est pas possible de disposer, pour chaque opération que je monte, de gendarmes officiers de police judiciaire censés effectuer, en cas de besoin, les sommations prévues par la loi […] De plus, mon poste étant régulièrement harcelé, les pauvres gendarmes chargés de rédiger les procès-verbaux réglementaires se lassent très vite d’essayer de dénombrer les nouveaux impacts sur les murs et d’enregistrer mes dépositions ! D’un commun accord, la farce est arrêtée. »(7)

Si les difficultés rencontrées sur le terrain sont connues en haut lieu, la lenteur des réformes entraîne d’inquiétantes dérives. En effet, la justice réclame d’amener les prévenus devant les juridictions compétentes selon des délais très stricts. Or, le commandement dénonce le temps perdu et l’ampleur des moyens mobilisés pour respecter les règles de saisine de la machine judiciaire. Le « corset juridique » dans lequel sont enserrés les militaires favorise les pratiques expéditives, telles que la sinistre « corvée de bois »(8).

L’administration coloniale se révèle incapable de lutter efficacement contre ce qu’elle appelle encore les « hors-la-loi » ou les « rebelles ». Cette incurie aboutit à la mise en place d’une législation d’exception marquée par le dessaisissement progressif des pouvoirs civils au profit de l’armée qui, de simple agent d’exécution, devient en Algérie un véritable vecteur de décision(9). Ainsi, la loi du 3 avril 1955 sur « l’état d’urgence » accorde le droit aux tribunaux militaires de juger un certain nombre de crimes commis en Algérie(10). En septembre 1955, un commandement civil et militaire est créé à Philippeville.

Plus remarquable encore, l’arrêté du préfet d’Alger du 7 janvier 1957 confie au général Massu le maintien de l’ordre à Alger en lui déléguant les pouvoirs de police(11). Comme l’explique le capitaine Médard, l’engagement de parachutistes dans une opération de police urbaine n’est pas sans conséquence. Ils ont une approche violente d’une situation violente pour obtenir des résultats. Massu divise Alger en quatre secteurs, confiés à chacun des quatre régiments de sa division qui, à partir des fichiers de police, perquisitionnent, arrêtent et interrogent. La pratique de la torture est fréquente(12).

La gendarmerie mobile (GM) participe aussi à la bataille d’Alger. Au sein du groupement provisoire de gendarmerie mobile du secteur Alger-Sahel (GPGMSAS), onze escadrons sont engagés(13). Leur rôle se répartit entre une action en surface et en profondeur. Dans le premier cas, l’objectif, préventif, vise à créer l’insécurité pour les rebelles par des patrouilles, des contrôles et des gardes statiques. Dans le second cas, il s’agit d’assurer une mission de renseignement avec des officiers de police judiciaire issus de la gendarmerie départementale (GD) et des équipes de choc d’escadron. Malgré une coopération étroite, le rôle de l’Arme est souvent occulté par les grands chefs de l’époque. Le général Massu, lui-même, reste très évasif sur la place de la GM dans son dispositif(14). Il n’y fait aucune allusion parmi les forces disponibles à Alger au début de l’année 1957 et parmi les renforts perçus par la suite. Ainsi, les caractéristiques spécifiques de la guerre d’Algérie font que l’on assiste à une confusion des genres : si le parachutiste se fait policier dans la casbah, le gendarme va sortir de son rôle traditionnel pour devenir un combattant à part entière.

Le temps de la concorde (1957-1960)

À mesure que la guerre d’Algérie s’installe dans la durée, on assiste à une inflation progressive des forces de l’ordre. La troupe de la Xe région militaire passe de 55 000 hommes en novembre 1954 à plus de 612 390 en juillet 1959 (chiffre maximum atteint par l’armée de Terre). Pour sa part, la gendarmerie comptabilise 14 252 gendarmes en 1962(15) contre 5 000 en 1954.

Parallèlement à cette montée en puissance, la gendarmerie s’intègre dans le dispositif mis en place par l’armée pour quadriller l’Algérie à travers les secteurs, sous-secteurs, quartiers et sous-quartiers. Le haut-commandement se montre favorable à une intégration plus poussée. Ainsi, dans une note d’août 1959, le général Challe souligne l’intérêt qu’il y aurait à créer des légions mixtes (GD-GM) pour « atténuer le cloisonnement entre les gendarmeries territoriale et mobile ». La décision n° 17.967 MA/CM du 26 juillet 1960 va dans ce sens en prévoyant la création d’un commandement régional de la gendarmerie placé à côté de chacun des commandants de corps d’armée d’Alger, de Constantine et d’Oran(16).

L’implication de l’Arme dans le dispositif de l’armée la conduit à assurer des missions plus militaires. Dans un rapport du
21 avril 1955, le général Morin encourage cette évolution(17). Comme la GM servant en AFN est, selon lui, confrontée à une véritable guérilla dans le bled, elle doit compter sur un personnel jeune ou ayant déjà l’expérience du combat en Indochine. Par conséquent, si les escadrons continuent d’assurer les missions à dominantes « gendarmerie » (sécurité des tribunaux, renfort des brigades), ils se voient aussi confier de plus en plus de tâches combattantes (protection d’itinéraires, défense de points sensibles). Deux articles d’une revue corporative illustrent ce glissement vers les missions de combat. Le premier cas évoque l’action de la GD dans l’arrondissement de Sidi-Bel-Abbès à partir de 1956. Une collaboration très étroite s’établit immédiatement entre le colonel commandant le sous-secteur et le commandant de la section. La gendarmerie abandonne les services externes de nuit, qui exposent inutilement le personnel, au profit des embuscades. Dès la mi-juillet 1956, les chefs de brigades désignent les points à contrôler et, chaque fois qu’une embuscade est montée par l’armée, deux gendarmes au moins y participent(18). Le second article relate le rôle joué par l’escadron 3/10ter au combat de Souk-Ahras en avril 1958. Les gendarmes sont engagés, auprès d’autres unités, dans la recherche et la destruction de bandes rebelles infiltrées(19).

Une unité, plus que toutes autres, symbolise le rôle combattant joué par l’Arme durant le conflit algérien : les commandos de chasse gendarmerie. Ils résultent du plan Challe. Profitant de la fermeture de la frontière algéro-tunisienne, le commandant en chef crée des unités très mobiles pour traquer les unités rebelles partout où elles se cachent. Satisfait des résultats éloquents de ces commandos, celui-ci demande à la gendarmerie, en juillet 1959, de fournir du personnel pour encadrer des unités nouvelles(20).

Six commandos sont créés en trois temps : septembre, octobre et décembre 1959. Chaque unité est articulée en un peloton de commandement et trois pelotons de combat, formés eux-mêmes de sticks (voltige-choc ou feu) constitués à la demande. Baptisés du nom de « Partisan », suivi d’un numéro de série (20, 21, 22, 26, 43, 44), les commandos sont stationnés à Aïn-Lelou, Teniet-el-Haad, Dupleix, Rouïna, Bordj-Baach, Aïn-N’sour et Mouafekia. Le 1er décembre 1959, toutes ces unités sont rassemblées sous le commandement d’un « groupe des commandos de chasse gendarmerie », placé sous les ordres d’un officier de l’Arme. Le 1er mai 1960, l’organisation est complétée par une dernière création : le détachement héliporté d’exploitation du renseignement (DHER). Baptisé Partisan noir, il doit emporter, dans des délais très rapides, des commandos afin de détruire les forces rebelles par l’exploitation immédiate d’un renseignement.

Fonctionnant sur le modèle d’une compagnie légère d’infanterie, les commandos de chasse agissent selon trois principes : le mouvement de nuit, l’invisibilité de jour pour l’observation, l’action inopinée et brutale par embuscade. Ces unités vouées exclusivement au combat conduisent à s’interroger sur les liens qui les unissent encore avec leur Arme d’origine. Pour le capitaine Schaefer, la réponse est simple : « Prendre avec soi des volontaires recrutés dans “la partie saine de la population” ayant des lieux une connaissance complète, aller avec eux, en vivant leur vie, dans les plaines et dans les montagnes, mettre hors d’état de nuire des hors-la-loi qui ne respectent ni les personnes ni les biens, n’est-ce pas là une des missions fondamentales et traditionnelles de la Gendarmerie nationale ? Les commandos de chasse “gendarmerie” ne font pas autre chose avec leurs harkis originaires des montagnes de l’Ouarsenis, du Dahra et de la plaine du Chélif. »(21) Le général Blasco, ancien des commandos de chasse, apporte un avis plus nuancé en évoquant ses souvenirs. Il se rappelle effectivement que, du fait des missions effectuées, le statut de combattant l’emportait sur celui de gendarme(22).

En dehors des combats, la coopération entre la gendarmerie et le reste de l’armée est aussi visible dans l’œuvre entreprise par les militaires pour « gagner les cœurs ». Déjà omniprésente sur le terrain, la troupe entend conquérir l’attachement à la France des populations musulmanes grâce à l’action psychologique qui se développe entre 1956 et 1958. Renouant avec leurs aînés des bureaux arabes, les officiers des SAS mènent une intense activité pour pallier les lacunes chroniques d’une administration coloniale défaillante(23).

La gendarmerie a pleinement participé aux SAS comme le montre l’exemple de l’escadron 4/4 venu remplacer deux pelotons de spahis à Beni Ilman.

« Vite connus, relate le capitaine Bagarie, les gendarmes étendent de plus en plus leur champ d’action. Les familles, privées de leur chef, sont abritées sous des tentes prêtées par l’armée. D’autres se sont regroupées chez des parents. […]. L’officier SAS, arrivé avec nous, est chargé de diriger les premiers pas de la commune de Beni Ilman, de rédiger les dossiers administratifs de dommages et de lancer la construction d’un village destiné à reloger les habitants de Mechta Kasbah. Un maréchal des logis-chef de l’escadron lui est adjoint pour tenir son “bureau” installé dans une pièce sordide d’une mechta voisine. Chaque soir, à 18 heures, un briefing réunit l’officier SAS, le commandant d’escadron et les divers responsables pour faire le point de la journée et préparer le travail du lendemain »(24).

L’action de pacification ne se limite pas au bled mais s’étend aussi en ville. Les Sections administratives urbaines (SAU) poursuivent en ville l’action des SAS. Là encore, les gendarmes sont présents, comme le confirme l’action menée par l’escadron 4/2 en 1958 dans le quartier de Kouba(25). L’unité réalise, à son échelle, de nombreuses interventions. Afin d’améliorer la vie quotidienne, les gendarmes assurent la remise en état des ruelles des lotissements et la construction des conduites d’eau avec l’aide du 19e régiment du génie. Sur le plan sanitaire, l’infirmier de l’escadron complète l’action du médecin capitaine du 19e régiment du génie en assurant des visites médicales gratuites. Un effort est aussi entrepris en direction de la jeunesse avec la création d’équipes de sport et de trois troupes scoutes encadrées par des gendarmes ayant eux-mêmes fait du scoutisme. À la rentrée, les classes créées par la gendarmerie regroupent 270 élèves. Le 1er mai 1959, au moment du départ de l’escadron, le colonel Bigeard commandant du secteur opérationnel de Saïda, lui exprime sa gratitude dans un ordre du jour.

Des malentendus tragiques à la mésentente cordiale

La coopération interarmes ne doit pas masquer l’écart qui se creuse entre les gendarmes et une partie des militaires. Pour ces derniers, le conflit algérien devient un enjeu d’autant plus grand qu’il intervient après d’amères déconvenues (défaite de 1940, désastre de Diên Biên Phu et frustration de Suez). Ces considérations affectent moins la gendarmerie, dont la proportion de personnel originaire d’Algérie reste minoritaire.

Cette incompréhension latente éclate au grand jour avec l’affaire des barricades, le 24 janvier 1960. Ce jour-là, les gendarmes mobiles reçoivent l’ordre de dégager le plateau des Glières à Alger où les partisans de l’Algérie française ont érigé des barricades pour protester contre la politique d’autodétermination du général de Gaulle. La progression des gendarmes doit être couverte par les hommes du 1er REP et du 1er RCP. La manifestation bascule lorsque l’on ouvre le feu sur les gendarmes mobiles. Les tirs ne cessent vraiment qu’avec l’arrivée des parachutistes. Le bilan est lourd pour les forces de l’ordre : 14 gendarmes ont été tués et 81 blessés. Du côté des manifestants, on compte 8 morts et 24 blessés. Pendant plusieurs jours, l’attitude de l’armée au contact des insurgés est ambiguë. Ainsi, le rapport du capitaine de l’escadron 3/6 bis de Saint-Mihiel restitue l’ambiance de ces journées particulières(26). Il reconnaît, par exemple, qu’il a dû camoufler, avec de la boue, les insignes distinctifs de l’Arme sur un véhicule et sur la tenue de deux gendarmes afin de leur permettre de porter un rapport à Alger. De même, il mentionne la réflexion d’un commandant de secteur donnant l’ordre à ses hommes de ne sortir qu’en bonnet de police : « Pas de képi, insiste-t-il, votre petit galon rouge peut mettre le feu aux poudres. »

Lors des obsèques des quatorze gendarmes tués, le discours du lieutenant-colonel Debrosse traduit l’amertume ressentie par l’institution face à cet événement : « C’est bien ce qu’il y a de plus tragique dans ces événements : les gendarmes mobiles, venus pour la plupart de la frontière de l’Est et ayant accompli plusieurs séjours en Algérie, sont tombés sous les coups de ceux qu’ils étaient venus protéger. »(27)

Un malaise plus diffus s’installe vis-à-vis de l’armée. Le large crédit qu’elle conserve auprès des pieds noirs rend plus suspect encore son attitude lors des journées des barricades. Le procès intenté par la suite ne lève pas l’équivoque. L’opacité et la lourdeur de la justice militaire contribuent à jeter le trouble.

Si l’affaire des barricades éloigne les gendarmes des militaires, le putsch des généraux a des conséquences plus durables. Celui-ci intervient au moment où les partisans de l’Algérie française pensent encore forcer le destin. La rupture est consommée dès le 4 novembre 1960 avec l’évocation d’une « république algérienne ». Signe inquiétant, la cohésion des forces de l’ordre ne semble plus assurée, comme le prouvent les troubles d’Alger le 11 décembre 1960. Alors que les gendarmes et les CRS appliquent les consignes de temporisation à l’égard des manifestants musulmans pro-FLN, les parachutistes font usage de leurs armes. Le bilan s’élève à soixante et un morts, dont cinq Européens et un officier de police.

Dans les mois qui suivent, l’évolution de la politique gouvernementale en Algérie décide les militaires activistes à passer à l’action. Le 21 avril 1961, les hommes du 1er REP marchent sur Alger. Les barrages de gendarmerie et de CRS n’offrent aucune résistance. Les points stratégiques de la ville sont occupés et les liaisons avec la métropole coupées. Parmi les officiers arrêtés par les putschistes, on trouve le lieutenant-colonel Debrosse, commandant de la gendarmerie du secteur Alger-Sahel. Tous sont dirigés sur In Salah, dans le Sud algérien.

Si l’euphorie règne un temps chez les putschistes, le caractère illusoire de l’aventure devient vite évident. Les quelques ralliements d’unités ne font guère illusion, car la masse des appelés demeure hostile aux « Challistes ». Le 23 avril, le discours du général de Gaulle fustigeant le « pronunciamiento militaire » fortifie le camp du légalisme, même si la psychose d’un assaut des parachutistes s’empare de la capitale durant la nuit. Les chars du groupement blindé de gendarmerie mobile (GBGM) sont même réquisitionnés pour défendre la chambre de députés. En fait, faute de soutien, le putsch vit déjà ses derniers instants en Algérie et, le 25 avril, les forces loyalistes reprennent le contrôle d’Alger. À vingt-deux heures, des blindés de la gendarmerie convergent vers le centre de la ville. Symbole lourd de sens, les éléments du 1er REP sont relevés par des gendarmes sur le Forum d’Alger(28).

Les répercussions du putsch sont considérables. La gendarmerie apparaît comme une force loyale au pouvoir central. Le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, affirme par exemple que les « militaires de la Gendarmerie nationale ont été un des éléments essentiels du maintien de l’ordre public et des plus sûrs garants des institutions républicaines ». Dès lors, les gendarmes deviennent autant de cibles à abattre pour l’OAS. Leur image se ternit aussi dans l’armée, qui traverse alors une véritable crise morale. Celle-ci s’aggrave avec le procès et les blessures engendrées par la fin de la guerre d’Algérie (fusillade de la rue d’Isly, abandon des harkis…).

La remise en cause de la place de la gendarmerie dans l’armée

La fin de la guerre d’Algérie coïncide avec une évolution majeure pour l’armée française : l’acquisition de l’arme nucléaire. L’explosion de la première bombe atomique française dans le Sahara et le contexte international de guerre froide conduisent le haut commandement à élaborer une nouvelle doctrine militaire au cours des années 1960.

L’une des conséquences inattendues de cette nouvelle orientation est la mise à l’écart de la gendarmerie. Face aux restrictions budgétaires, les besoins de l’institution apparaissent secondaires au regard des nouveaux défis. C’est ce que déplore A. Cherasse, député de Seine-et-Marne en avril 1964 : « La gendarmerie, force essentielle du maintien de l’ordre sur la quasi-totalité du territoire, tend à devenir une sorte de nouvelle “Cendrillon” en subissant les déflations d’effectifs qui accompagnent la reconversion des armées. Réduite à 58 000 hommes, alors que la satisfaction des besoins en réclame au minimum 65 000, son rendement est, dès à présent nettement compromis »(29).

En dehors des questions de doctrine militaire, la guerre d’Algérie n’a pas engendré la même fraternité interarmes qu’après celle d’Indochine. Au contraire, un certain ressentiment envers les soldats de la loi réapparaît même et perdure pendant plusieurs années. Les deux exemples suivants confirment cet état d’esprit. Le premier a été rapporté par Jean-Claude Périer, directeur général de la gendarmerie et de la justice militaire d’octobre 1962 à mai 1973 :

« Quand je suis arrivé à la direction, raconte-t-il, j’ai constaté que le colonel Debrosse, en tant qu’ancien chef des gendarmes à Alger le 24 janvier 1960, polarisait sur sa tête l’inimitié de nombreux cadres de l’armée de Terre […]. Personnellement, je trouvais cette situation inadmissible. Quand nous étions dans un salon au cours d’une réception mondaine, je voyais la quasi-totalité des personnes, qui, dès qu’il s’avançait, lui tournaient le dos. Aussi, après deux ou trois exercices de cette nature, j’ai décidé d’intervenir pour y mettre fin. Je lui ai enjoint de se tenir derrière moi, quand j’irais à la rencontre des groupes d’officiers qui discutaient entre eux […]. Aucun officier n’a refusé devant moi de lui serrer la main. Toutefois, malgré mes efforts pour normaliser une situation de plus en plus tendue […], je constatais que chacune des parties mettait toute son énergie à faire assaut d’intransigeance, le colonel Debrosse en dirigeant les recherches contre les éventuels soutiens de l’OAS et les officiers de l’armée de Terre en ne lui ménageant pas les avanies et les menaces »(30).

Le second exemple est issu d’un entretien accordé en août 2004 par le général Rémy, commandant actuellement la région de gendarmerie d’Île-de-France. Cet officier a été témoin de la défiance de l’armée envers la gendarmerie lors de sa formation à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. À cette époque, les saint-cyriens peuvent entrer directement en gendarmerie à l’issue de leur formation. « Lorsque j’arrive à Coët en 1969, explique le général Rémy, l’armée de Terre, d’une manière générale et un peu caricaturale, regarde la gendarmerie à travers ce qu’elle en connaît des événements d’Algérie et de la présence des escadrons en Algérie. Il y a donc encore des souvenirs un peu douloureux. De toute manière, les gendarmes sont regardés comme des gens à part en raison même de la spécificité de leur métier. »(31) Selon le général Rémy, le métier de police exercé par la gendarmerie est d’autant plus mal perçu par les militaires qu’il demeure en grande partie méconnu pour eux. Cela aboutit à accroître le fossé culturel entre la gendarmerie et le reste de l’armée. Seuls des échanges et des missions assurées en commun contribuent à dépasser ces préjugés.

Ainsi, la nature si particulière de la guerre d’Algérie a induit plusieurs changements dans les relations entre la gendarmerie et le reste de l’armée, alors que la guerre d’Indochine a surtout favorisé une certaine fraternité. Dans un premier temps, l’inadaptation du cadre juridique pour faire face aux « événements d’Algérie » perturbe les conditions d’emploi des forces chargées du maintien de l’ordre dans les départements algériens et entraîne d’inquiétantes dérives. Malgré ces difficultés, on assiste à une réelle volonté de coopération de part et d’autre. Celle-ci est facilitée par le glissement progressif des missions, du militaire vers le policier pour l’armée et du policier vers le militaire pour la gendarmerie. Toutefois, les passions suscitées par les enjeux de la question algérienne contribuent à accroître les malentendus entre le gendarme et le militaire. Des événements tels que l’affaire des barricades ou le putsch des généraux provoquent des incompréhensions et des rancœurs qui perdurent bien au-delà de la guerre d’Algérie. Pendant plusieurs années, le souvenir du dernier conflit de décolonisation va peser sur les relations entre la gendarmerie et le reste de l’armée.

(1) Sérignan (général), « La Gendarmerie française en Indochine », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 13, 3e trimestre 1952, p. 25.

(2) Bernard Thouvenot, La gendarmerie française dans les combats d’Indochine, 1945-1955, maîtrise, histoire, sous la dir. de Jean Ganiage, Paris IV, 1991, 185 p.

(3) Entretien effectué en juin 2004 à Sainte-Saoule (Charente-Maritime).

(4) Erwan Bergot, Gendarmes au combat 1. L’Indochine, 1945-1955, Paris, Presses de la Cité, 1985, 268 p.

(5) Cherrière (général), Revue de la défense nationale, décembre 1958.

(6) Frédéric Médard (capitaine), Aspects techniques et logistiques de la guerre d’Algérie. L’armée française et son soutien, 1954-1962, doctorat, sous la direction de Jean-Charles Jauffret, IEP d’Aix-en-Provence, 1999, p. 185.

(7) Témoignage écrit, 15 janvier 1996, cité par le capitaine Médard, p. 180.

(8) Lire « La banalité des “fuyards abattus” », dans Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, pp. 70-80.

(9) Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Paris, Economica, 2002, pp. 152-156.

(10) La justice en Algérie, Paris, La Documentation française, 2005, p. 309. Lire aussi Sylvie Thénault, Une drôle de justice : les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La découverte, 2004, 347 p.

(11) Slimane Chikh, L’Algérie en armes ou le temps des certitudes, Paris, Economica, 1981, pp. 182-183.

(12) Patrick Eveno et Jean Planchais, La guerre d’Algérie, dossier et témoignages, Paris, 1990, Éditions La découverte, p. 115.

(13) Alexande Delport, La gendarmerie mobile comme force de maintien de l’ordre en Algérie entre 1954 et 1964 : rôle, poids, organisation, maîtrise, histoire, sous la dir. de Jacques Frémeaux, Paris IV, 2000, pp. 36-42.

(14) Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Paris, Éditions du Rocher, 1997, 387 p.

(15) Jacques Frémeaux, « La gendarmerie et la guerre d’Algérie », dans Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe 2001, pp. 73-90.

(16) SHD/DAT, 1 H 1.361 D1.

(17) Rapport n° 2235/2T du général Morin, Alger, 21 avril 1955, SHD/DGN, 265 J 7. Cité par Delport, op. cit., p. 34.

(18) Savornin (chef d’escadron), « Poursuite », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 31, 1er trimestre 1957, pp. 15-22.

(19) Desgouilles (lieutenant), « L’escadron 3/10ter de gendarmerie mobile lors du combat de Souk-Ahras », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 43, 1er trimestre 1960, pp. 49-51.

(20) Jean-François Allès, Commandos de chasse gendarmerie. Algérie 1959-1962, récits et témoignages, Paris, Atlante Éditions – SHGN, 2000, 174 p.

(21) Pierre Schaefer (capitaine), « Les commandos de chasse “Gendarmerie” en Algérie », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 46, 4e trimestre 1960, pp. 3-8.

(22) Entretien du 18 août 2005 à Maisons-Alfort.

(23) X. Dulac, « Les sections administratives spécialisées d’Algérie », Revue historique des Armées, 1959, n° 4, pp. 126-134.

(24) Bagarie (capitaine), « un escadron de gendarmerie mobile fait revivre un douar dans la région de Mélouza », Revue d’études et d’informations, n° 35, 1er trimestre 1958, pp. 21-26.

(25) Jarras (capitaine), « Les activités sociales et humaines d’un escadron de Gendarmerie nationale en Algérie, Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 41, 3e trimestre 1959, pp. 7-12.

(26) 24 janvier 1960, 33 p., SHD/DGN, 7 doc 38.

(27) « La Gendarmerie nationale à ses morts du 24 janvier 1960 », Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 43, 1er trimestre 1960, p. 33.

(28) Jacques Frémeaux, « La gendarmerie pendant la guerre d’Algérie », Revue de la Gendarmerie nationale, hors série n° 3, p. 93.

(29) A. Cherasse (général), « Plaidoyer pour la « Défense intérieure » », Le Monde, 16 avril 1964.

(30) Extrait des mémoires de Jean-Claude Périer, à paraître.

(31) Entretien avec le général Rémy réalisé par le lieutenant Haberbusch, Arcueil, le 13 août 2004.