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LA MILITARITÉ DE LA GENDARMERIE À L’ÉPREUVE D’UNE GUERRE ANNONCÉE (1933-1936)

Général (2s) Georges Philippot
Ancien chef du Service historique de la Gendarmerie nationale, doctorant à l’Université de Metz.

Nul ne peut contester la qualité de militaire à un gendarme impliqué dans des combats, encore que de militaire à combattant il y a une distance que les prévôtaux de la Première Guerre mondiale eurent l’occasion de mesurer, a posteriori, à leurs dépens. Mais, devant l’éventualité, la perspective, puis la quasi-certitude de la guerre, comment dans cette situation, face à une guerre annoncée, réagissent les gendarmes ? Comment réagit la gendarmerie ? Qu’en est-il alors de leur caractère militaire ? L’étude de l’histoire de la gendarmerie au cours de la période 1933-1936 nous livre des éléments de réponse particulièrement intéressants.

Dans un numéro de la Revue de la Gendarmerie du 2e semestre 1935, en introduction d’un article intitulé : « L’évolution du régime mixte de la gendarmerie », le général Larrieu écrivait : « En fixant les connaissances que doivent posséder les militaires de la gendarmerie des divers grades quant aux formations de combat, les instructions ministérielles du 28 juin 1935 ont sensiblement renforcé le caractère militaire de la gendarmerie. En réalité, ces instructions marquent une date dans l’évolution du régime mixte qui impose à cette arme des fonctions civiles et des fonctions militaires. »(1) Et en conclusion, il posait « cette question à laquelle les faits ne manqueront pas de répondre. […] Les récentes instructions ministérielles ont-elles maintenu un juste équilibre entre les fonctions militaires qu’elles imposent à la gendarmerie départementale et la mission essentielle de cette arme qui requiert une vigilance de tous les instants » ? Nous sommes là, une fois encore, au cœur du débat fondamental, existentiel, identitaire de la gendarmerie, celui de sa militarité.

Mais en juin 1935, de quoi s’agit-il ? De deux circulaires parues le même jour au bulletin officiel(2). La circulaire sur l’instruction militaire de la gendarmerie départementale expose clairement le but recherché : rendre aptes au commandement, au combat, des unités de cavalerie ou d’infanterie correspondant à leur grade, les officiers, gradés et gendarmes de la gendarmerie départementale. La circulaire sur l’organisation de l’instruction de la Garde républicaine mobile est plus précise et va encore plus loin. Elle dispose par exemple que « la possession du brevet de chef de section ou de peloton est obligatoire pour les candidats à l’avancement » ; elle permet en outre aux militaires de la Garde républicaine qui sollicitent leur passage dans la gendarmerie départementale de choisir la compagnie dans laquelle ils désirent être affectés ; elle prévoit encore des séjours en camp, des stages individuels dans les corps de troupe, la participation aux cours et stages organisés pour les autres armes…

Pourquoi cette orientation ? Quels en sont les effets, notamment pour la Garde républicaine mobile ? Quelles en sont les conséquences à long terme pour la gendarmerie ? Pour répondre à ces questions, il a semblé intéressant de porter le regard d’abord vers la Garde républicaine mobile dont la création et le développement rapide paraissent influer considérablement sur le caractère militaire de l’institution ; ensuite vers le haut commandement de la gendarmerie, dont les transformations semblent aussi avoir un rapport avec la militarité de l’institution et enfin au sein de l’institution elle-même pour voir ce que l’on pensait, à l’époque, de cette militarité.

Une militarisation progressive mais rapide de la Garde républicaine mobile (1923-1935)

En une décennie, les hésitations sur l’organisation et les priorités dans les missions de la Garde républicaine mobile, encore très présentes au début des années 1920, font place à des décisions qui contribuent à déterminer largement l’histoire de la gendarmerie durant plus de cinquante ans. L’organisation et l’emploi des pelotons mobiles qui prévalent à l’origine sont très liés, dans leur conception, à l’organisation et aux missions de la gendarmerie départementale. Rappelons que les pelotons mobiles, à l’effectif de 41 pour la plupart, sont initialement organisés en quatre brigades, chacune commandée par un gradé ayant au préalable exercé à la tête d’une brigade territoriale de gendarmerie(3). « Ces pelotons sont placés sous les ordres du chef d’escadron commandant la compagnie de gendarmerie départementale et du chef de la légion sur le territoire du commandement desquels ils sont habituellement stationnés. » Quant aux missions, elles sont clairement fixées. Si les « pelotons mobiles de gendarmerie constituent des unités constamment prêtes à assurer le maintien de l’ordre sur un point quelconque du territoire […] en dehors de cette utilisation nécessairement intermittente, ils renforcent le service ordinaire et extraordinaire des brigades départementales […]. Ils constituent des écoles de perfectionnement pour les gendarmes nouveaux admis sortant des écoles préparatoires ».

Il s’agit donc de pelotons mobiles (le terme de gendarmerie mobile(4) est volontairement banni) intégrés à la gendarmerie départementale, travaillant exclusivement à son profit en dehors des périodes de déplacement en maintien de l’ordre. En une décennie, cette conception est profondément modifiée sous les effets cumulés de plusieurs facteurs. Le premier est incontestablement une adaptation des structures aux nécessités de l’emploi au maintien de l’ordre, mission qui reste prioritaire jusqu’en 1935. En effet, les grèves importantes, notamment celles du Havre en 1921 et de Dunkerque en 1926, mettent en évidence le « défaut de cohésion des unités mises en œuvre au maintien de l’ordre ». Aussi, une circulaire du 2 septembre 1926(5) prévoit-elle l’encadrement supérieur des unités, à l’occasion des interventions, de la manière suivante : « Pour quatre chefs de pelotons, un capitaine ; pour quatre capitaines, un chef d’escadron ; pour deux chefs d’escadron, un colonel ou lieutenant-colonel. »

Six mois plus tard, la loi du 13 juillet 1927 valide cette organisation et, allant jusqu’au bout du raisonnement, dispose, en son article 1er : « Les unités de Garde républicaine mobile sont constituées en légions autonomes formant une subdivision nouvelle de l’arme de la gendarmerie. » Quelques mois après, dans le premier numéro de la Revue de la Gendarmerie, le colonel Viet conclut son étude très documentée sur « les origines de la Garde républicaine mobile » en ces termes : « Trois principales tendances se sont combattues de 1904 à 1927, à savoir : des régiments spécialisés et concentrés ; des brigades supplétives de gendarmerie départementale dans des localités déterminées plus ou moins arbitrairement ; enfin des légions dispersées en unités-écoles procédant de la vie militaire et dans la mesure nécessaire et possible de la vie de la gendarmerie. Cette dernière conception est aujourd’hui légale. »(6)

Cette organisation à peine posée, un certain nombre de contraintes tant politiques qu’économiques conduisent le Gouvernement à réduire la durée du service militaire et à optimiser, pour la défense de la nation, tous les moyens relevant du ministère de la Guerre. Par voie de conséquence, la direction de la gendarmerie doit infléchir encore davantage les orientations de la Garde républicaine mobile. L’application des dispositions de l’article 46 de la loi sur l’organisation générale de l’armée(7) est très significative. En effet, un rectificatif du 10 janvier 1929(8) modifie l’instruction provisoire du
10 septembre 1922(9) (texte fondateur) sur l’organisation et le service de la Garde républicaine mobile. Le titre V de cette instruction initiale (quinze lignes sur les dispositions concernant l’application du décret du 20 mai 1903 par les pelotons mobiles, en matière de police judiciaire) est remplacé par un nouveau titre V de trois pages : « Du but et des conditions de l’instruction militaire des gardes républicains mobiles. » Le contenu de ce titre V mériterait une analyse détaillée. Il donne à l’instruction militaire tactique des gardes, gradés et officiers de Garde républicaine mobile une place fondamentale dans la formation de ces militaires en vue aussi bien de l’encadrement de troupes mobilisées des autres armes que de la constitution d’unités combattantes de gendarmerie.

Au cours des années 1933 et 1934, des événements d’ordre divers accentuent encore la militarisation de la Garde républicaine mobile. En Allemagne, Hitler est au pouvoir et il est déjà clair pour tous les observateurs lucides que « l’Allemagne prépare sa revanche » comme l’écrit le général Larrieu, dans un article de septembre 1933(10). Cette année-là, l’institution subit une double frustration. Le refus d’attribuer la croix du combattant aux anciens prévôtaux de l’avant provoque l’indignation de ceux-ci, mais aussi des réactions assez inattendues. Dans un article intitulé « Création de régiments de gendarmerie », l’auteur, constatant « combien la gendarmerie a été payée d’ingratitude des périlleux services qu’elle a rendus pendant la campagne », préconise qu’« au lieu d’envoyer nos cadres au feu, sous un écusson qui n’est pas le leur, il serait, on ne peut plus logique […] de constituer, en temps de guerre une grande unité de gendarmerie, soit un corps à deux divisions, soit une division renforcée » (11). L’autre motif d’insatisfaction est la suppression de la direction de la gendarmerie. « Affront », « déchéance » sont les termes qui reviennent le plus fréquemment dans la presse corporative du second semestre 1933 et du premier semestre 1934. Si cette rétrogradation de la direction de la gendarmerie en sous-direction au sein d’une direction du contentieux, de la justice militaire et de la gendarmerie apparaît au premier abord sans rapport avec la militarisation de la Garde républicaine mobile, elle participe néanmoins d’une redistribution de pouvoir qui affaiblit les « traditionalistes » de l’Arme attachés à une conception essentiellement policière de la gendarmerie.

En effet, dans la reconstruction de la gendarmerie de l’après-guerre, c’est bien cette conception que développe le colonel Plique, premier directeur de la toute nouvelle direction de la gendarmerie dans le mémoire qu’il adresse le 14 mars 1921, au ministre de la Guerre, après avoir consulté tous ses commandants de légions, lorsqu’il écrit : « La gendarmerie a donc, avant tout, à remplir une mission de police à l’intérieur du pays. Par la suite, elle ne saurait être régie par les mêmes règles que les autres armes, qui ont à défendre la patrie contre les ennemis du dehors. »(12) C’est sur cette base qu’est construite la nouvelle organisation de la gendarmerie en 1921, avec une hiérarchie supérieure qui tend à l’autonomie (directeur de la gendarmerie et commandants de secteurs) et des pelotons mobiles de gendarmerie intégrés à la gendarmerie départementale. Cette conception traditionnelle est rapidement remise en cause. Dès 1926, les pouvoirs des généraux commandants de secteurs sont réduits ; ils deviennent des inspecteurs d’arrondissements(13). L’année suivante, la Garde républicaine mobile est constituée en légions autonomes et, en 1931, la suppression de la direction de la gendarmerie est déjà à l’ordre du jour. La création de l’inspection générale de la gendarmerie, et surtout la forme qu’elle va prendre, met momentanément un terme aux velléités d’autonomie d’un corps qui se veut exclusivement destiné au maintien de l’ordre et à l’exécution des lois.

La transformation du haut commandement de la gendarmerie, conséquence de la militarisation

La suppression de la direction de la gendarmerie et la création de l’inspection générale de la gendarmerie sont liées. On lit, en effet, dans la note que la direction de la gendarmerie adresse le 22 octobre 1931 à l’état-major de l’armée : « La transformation de la direction actuelle de la gendarmerie semble imposer comme conséquence la création de l’inspection générale. »(14) Menacée, la direction de la gendarmerie tente de survivre à travers une inspection générale. Mais, ce faisant, elle se place dans la dépendance de l’inspecteur général de l’armée.

Récusé en 1932 pour diverses raisons, notamment budgétaires et de personnes, le projet finit par intéresser l’inspecteur général de l’armée aux motifs du « rattachement de la sous-direction de la gendarmerie à une direction civile » et de « l’intérêt à ce que la formation et l’instruction des cadres de plus en plus nombreux de la Garde républicaine mobile soient contrôlées et uniformisées par un représentant du commandement qualifié pour en juger et pour proposer les améliorations nécessaires » (15). Et le général Weygand de proposer la création « d’un emploi d’inspecteur général de la gendarmerie » et de le confier à un officier général du grade de général de division appartenant à une autre arme. Insatisfaite, la sous-direction de la gendarmerie tente de s’opposer, mais finit cependant par accepter, l’inspecteur général de l’armée ayant pris soin d’exclure du champ des attributions de l’inspecteur général de la gendarmerie « ce qui a trait au service spécial de la gendarmerie départementale ».

L’inspection générale est donc créée sous cette forme par une décision du ministre de la Guerre en date du 27 mars 1934. Mais, à l’issue de sa première inspection, le général Billotte, nommé inspecteur général de la gendarmerie, fait part des difficultés qu’il éprouve à ne contrôler que la moitié du service de la gendarmerie et demande la suppression de la restriction limitant ses attributions, ce qui lui est accordé, malgré les objections de la sous-direction de la gendarmerie(16). L’institution a bien son inspection générale, mais l’inspecteur est un officier général d’une autre arme.

Le rapport que le général inspecteur général de la gendarmerie adresse au ministre de la Guerre le 1er novembre 1934 est un document de 86 pages d’une exceptionnelle qualité(17). Véritable audit de la gendarmerie, abordant tous les aspects avec rigueur, précision et une très grande honnêteté, c’est un authentique état de la gendarmerie en 1934. Pour ce qui concerne l’instruction militaire, son appréciation est sans appel : « La Gendarmerie ne pourrait plus comme jadis présenter d’unités sur le champ de bataille », et après avoir expliqué pourquoi, il conclut ainsi ce chapitre : « J’ai voulu exposer avec précision l’état actuel de l’instruction militaire dans la gendarmerie de manière à mieux faire comprendre l’importance de l’effort à accomplir, et surtout la progressivité, le tact, les précautions avec lesquelles il conviendrait d’agir ; c’est un état d’esprit à transformer. »(18)

La note de la sous-direction de la gendarmerie en réponse au rapport de l’inspecteur est de la même qualité(19). Sur la question de l’instruction militaire dans la gendarmerie, ses explications sont limpides :

« En 1925, on estimait que dans les conflits futurs la gendarmerie n’aurait pas d’autres missions que celles qu’elle avait eues au cours de la guerre 1914-1918, c’est-à-dire : assurer le maintien de l’ordre, la sûreté publique et l’exécution des lois, et que son intervention n’aurait jamais lieu en grosses unités de manœuvre et de combat, il n’était donc pas indispensable d’instruire le gendarme en vue du combat. En outre, à cette époque, on envisageait de donner au service spécial une orientation nouvelle qui, définie dans l’instruction du
6 octobre 1926, devait astreindre le commandant de section et ses subordonnés à une activité plus grande ne permettant plus de consacrer à une instruction militaire superflue le temps qui pourrait être employé avec profit pour le service spécial ».

Dans ces deux documents, tout est dit. D’un côté, la gendarmerie n’est pas en état de combattre. De l’autre, c’est vrai : mais, après la Grande Guerre, elle n’a pas été prévue pour cela. En 1934, la gendarmerie de l’après Première Guerre mondiale ne correspond plus aux exigences imposées par l’évolution de la situation et les perspectives de guerre. L’inspecteur général, dans la conclusion de son rapport réduit, propose l’élaboration d’une instruction ministérielle sur l’organisation de l’instruction de la gendarmerie. C’est là l’origine directe des deux instructions de juin 1935 citées en introduction.

D’autres considérations sur la remilitarisation de la gendarmerie en général et la militarisation de la Garde républicaine mobile en particulier, mériteraient d’être développées(20). On ne peut toutefois passer sous silence les propositions du lieutenant-colonel de Gaulle. Pour faire suite à son ouvrage, Vers l’armée de métier, il publie le 1er juin 1935 dans la Revue hebdomadaire un article intitulé : « Comment faire une armée de métier ? »(21) Les quinze mille gardes mobiles font bien partie de l’armée professionnelle qu’il préconise pour constituer le corps spécialisé.

La militarisation en question au sein de la gendarmerie

Comment ce début de remilitarisation est-il perçu au sein de la gendarmerie ? À la lecture de la presse corporative, on s’aperçoit que la question du rôle militaire de la gendarmerie est effectivement à l’ordre du jour en 1934 et 1935 et que les avis sont partagés. Par exemple, un article paru dans l’Écho de la gendarmerie d’avril 1933 intitulé « Les gendarmes ne sont pas des policiers »(22) précise que « ce sont des soldats constituant une force placée auprès des autorités civiles et militaires ». Dans la même revue, un autre article de juin 1933(23), paru sous le titre : « Les gendarmes sont-ils des policiers ? », affirme une opinion contraire : « On est dans l’erreur lorsqu’on conteste au gendarme cette qualité de policier. » Un certain colonel Arietos produit dans la même revue, en 1933 et 1934, une série d’une dizaine d’articles sur le rôle militaire de la gendarmerie : il préconise notamment de confier la totalité de la préparation militaire à la gendarmerie.

Si cette militarisation par l’instruction ne semble poser aucun problème dans la Garde républicaine mobile, il n’en va pas de même en gendarmerie départementale où la mise en œuvre de la circulaire du 28 juin 1935 sur l’instruction militaire de la gendarmerie départementale provoque quelques réactions. Habituellement, pour connaître l’état d’esprit des gendarmes, on peut se référer aux rapports sur le moral, lorsqu’ils existent, à la presse corporative ou aux débats parlementaires. Le gendarme mécontent a, en effet, toute facilité pour se plaindre à son maire, son conseiller général, souvent aussi député ou sénateur.

En l’occurrence, dans cette affaire, un sénateur, Jean Durand, interpelle oralement le ministre de la Guerre le 28 décembre 1935 à propos de la circulaire du 28 juin 1935, en vain, malgré les promesses du ministre de corriger le texte. Il écrit, toujours vainement, et finit par déposer au sénat, le 19 mars 1936, une proposition de résolution « tendant à maintenir la gendarmerie dans le cadre déterminé par la loi de germinal an VI et le décret organique du 20 mai 1903 »(24). L’exposé des motifs est sans ambiguïté : « Depuis quelque temps les crimes, les agressions, les vols dans les campagnes se commettent par séries, qui coïncident avec les nouvelles attributions données aux gendarmes qui doivent apprendre le nouveau règlement militaire, se déplacer pour se rendre sur le terrain de manœuvre, dans les cours des casernes et aussi avec des régiments d’infanterie et de cavalerie, c’est pendant ce temps que les malfaiteurs opèrent le plus souvent. » L’article unique de la proposition de résolution est simple : « Le sénat invite le Gouvernement à modifier les instructions données par la circulaire n° 5350. »

Il serait facile de conclure ironiquement : « La croix du combattant : oui ; la guerre : non. » Il convient toutefois d’être prudent. En effet, l’instruction en cause vise surtout les gendarmes de moins de 36 ans(25). Or, ces derniers ont été recrutés après 1918 et pour un emploi qui, à l’époque, n’intégrait nullement la participation, même éventuelle, à des opérations de combat. La circulaire sera effectivement modifiée(26). Les objectifs de l’instruction militaire de la gendarmerie départementale sont revus à la baisse. Quant aux modalités d’exécution de cette instruction militaire, les remarques du commandant breveté Martin lors de sa conférence du 26 février 1938 au stage d’information et de perfectionnement des officiers de gendarmerie laissent à douter sérieusement de leur efficacité(27). En fait, c’est surtout par les affectations de gardes et de gradés formés par la Garde républicaine mobile que sera maintenue une certaine militarité effective de la gendarmerie départementale. Pour la préparation à la guerre on s’en tiendra, tout au moins jusqu’en 1938, au minimum.

Au cours des années trente on voit se constituer, principalement par l’apport de la Garde républicaine mobile et sous la menace de la guerre, une gendarmerie renforcée dans son caractère militaire ; mais cette orientation ne fait pas l’unanimité. Si la Garde républicaine mobile adhère à cette démarche au point de constituer, à la veille de la guerre, de très bonnes unités de combat – ne se limitant pas au 45e bataillon de chars –, qui prouveront leur valeur en septembre 1939 et en mai-juin 1940, les réticences d’une partie de la gendarmerie départementale sont suffisamment partagées pour avoir une signification. On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle deux attitudes qui, sans les généraliser, ont tout de même un sens. En juin 1940, la compagnie de Garde républicaine mobile de Bouzonville aux ordres du capitaine Bouchardon, remontant à contre-courant le flot des réfugiés et des déserteurs qui ont jeté leurs armes, tente de rejoindre le front en rassemblant les fuyards pour continuer à se battre. Dans le même temps, la quasi-totalité des gendarmes de la compagnie de gendarmerie départementale de l’Eure-et-Loir, qui n’ont pas encore vu l’ombre d’un casque allemand, quittent leurs casernes vers le Sud, abandonnant les populations, au grand scandale du préfet du département, Jean Moulin. Loin de nous l’idée d’alimenter une quelconque guerre des boutons. Mais il y a sans doute, à rechercher, dans l’état d’esprit et dans l’instruction dispensés au cours des années antérieures la cause de telles divergences dans les comportements.

Le gendarme un militaire ? Considérée sous le seul angle du statut, pour la période de l’entre-deux-guerres, comme pour les autres d’ailleurs, la réponse est incontestablement positive. La loi le positionne comme tel et il se reconnaît comme tel… mais pour des motifs, avoués ou dissimulés, divers, celui des avantages liés à ce statut n’étant pas des moindres. Cela ne saurait surprendre car pour reconstruire la gendarmerie de l’après-guerre, prévue pour l’exécution de missions essentiellement civiles, la campagne de recrutement des années 1920 est entièrement organisée autour des avantages matériels attachés à ce statut, comme en témoignent les affiches de l’époque.

Mais au-delà, sous l’angle d’une militarité d’emploi, le gendarme est-il apte à combattre ? A-t-il l’état d’esprit d’un combattant ? La réponse varie suivant la période considérée et suivant la subdivision d’arme. Comme l’explique le général Billotte dans son rapport de 1935, à cette date la gendarmerie n’est pas en état de combattre ; mais, dès 1938, cette affirmation ne vaut plus que pour la gendarmerie départementale. La Garde républicaine mobile, bien entraînée et qui a largement puisé dans les corps de troupe pour étoffer ses effectifs, dispose de la compétence, des moyens matériels et de l’état d’esprit qui en font un vrai corps combattant. C’est sur cette subdivision d’arme, engagée successivement en 1939-1940 puis en 1944-1945, en Indochine et en Algérie que se constituera principalement le fondement d’une militarité qui va bien au-delà des statuts, une militarité d’emploi et de situations de combat vécues et partagées sur le terrain avec les militaires des autres armées. Les effets perdureront jusqu’aux années 1980, décennie qui verra progressivement sortir de l’activité les derniers anciens et authentiques combattants de cette longue période.

(1) Louis Larrieu (général), « L’évolution du régime mixte de la Gendarmerie », Revue de la Gendarmerie, n° 48, 1935, pp. 779-795.

(2) Bulletin officiel, partie permanente, (BOPP), 1935, p. 1839 et p. 1868.

(3) En 1931, la totalité des adjudants et adjudant-chefs et 75 % des maréchaux des logis-chefs de la Garde républicaine mobile proviennent de la gendarmerie départementale. Voir L’Écho de la gendarmerie du 13 décembre 1931, p. 910.

(4) Le terme de gendarmerie mobile n’apparaît officiellement de 1921 à 1954 que dans un seul texte officiel, le décret du 10 septembre 1926 : « La gendarmerie mobile prendra le nom de Garde républicaine mobile » (art. 2).

(5) Bulletin officiel (BO), 1926, volume 39, in fine.

(6) Viet (colonel), « Les origines de la Garde républicaine Mobile », Revue de la Gendarmerie, n° 1, 1928, pp. 131-149 et pp. 239-255.

(7) Article 46 de la loi du 13 juillet 1927 sur l’organisation générale de l’armée : « Les unités de Garde républicaine mobile uniquement composées de militaires de carrière, créées par la loi du 22 juillet 1921 en vue du maintien de l’ordre […] participent, en outre, en temps de paix, au service de la préparation militaire et à l’instruction des troupes ; en temps de guerre, à l’encadrement des formations mobilisées. Elles sont au cours des hostilités complétées par l’incorporation de gardes auxiliaires choisis dans les classes d’âge parmi les citoyens présentant les garanties indispensables », BOPP, p. 1366.

(8) Rectificatif à l’instruction provisoire du 9 septembre 1922 sur l’organisation et le service des pelotons de Garde républicaine mobile du 10 janvier 1929, BO, volume 29, in fine.

(9) Instruction provisoire du 9 septembre 1922 sur l’organisation et le service des pelotons mobiles de gendarmerie, BO, volume 39, p. 2797.

(10) Louis Larrieu (général), « Maintenons la direction de la gendarmerie », L’Écho de la gendarmerie, n° 2526, 3 septembre 1933.

(11) Palaïos, « Création de régiments de gendarmerie », L’Écho de la gendarmerie, n° 2540, 10 décembre 1933.

(12) Mémoire présenté par le colonel Plique, directeur de la gendarmerie au ministre de la Guerre et ayant pour objet la réorganisation du service de la gendarmerie, le 14 mars 1921, 24 p., SHD/DAT, 9 N 272.

(13) Instruction pour l’inspection de la gendarmerie du 23 novembre 1926, BOPP, p. 2919.

(14) Note de la direction de la gendarmerie adressée à l’état-major de l’armée, accompagnée d’un projet d’arrêté le 22 octobre 1931, SHD/DAT, 9 N 332.

(15) Lettre du 24 octobre 1933 du général Weygand, vice-président du conseil supérieur de la Guerre, inspecteur général de l’armée au président du conseil, ministre de la Guerre, SHD/DAT, 9 N 332.

(16) Décision ministérielle du 16 mars 1935.

(17) Rapport d’ensemble du 1er novembre 1934 du général Billotte, inspecteur général de la gendarmerie pour l’année 1934, 86 p., SHD/DAT, 9 N 332.

(18) Rapport réduit de 18 pages n° 6/bis/1C du 1er novembre 1934, avec le même objet, SHD/DAT, 9 N 332.

(19) Note pour l’état-major de l’armée du 7 janvier 1935, SHD/DAT, 9 N 332.

(20) Par exemple, les recrutements complémentaires d’officiers et de sous-officiers en provenance des corps de troupe ou les flux d’affectations des gardes républicains mobiles, en gendarmerie départementale.

(21) Charles de Gaulle, Trois études, Nancy, Berger-Levrault, 1945.

(22) Colonel L., « Les gendarmes ne sont pas des policiers », L’Écho de la gendarmerie, 23 avril 1933, p. 291.

(23) C. et T., « Les gendarmes sont-ils des policiers ? Et peuvent-ils être électeurs ? », L’Écho de la gendarmerie, 25 juin 1933, p. 974.

(24) Sénat, débats, 1935, p. 1025.

(25) Voir la circulaire n° 5350-3/E-MAM du 25 juin 1935 déjà citée, titre II, paragraphe IV.

(26) Circulaire ministérielle n° 38 298-T/10 du 10 avril 1936, Mémorial, vol. 55, pp. 195-201.

(27) Martin (commandant breveté), « L’instruction dans la gendarmerie départementale », Revue de la Gendarmerie, n° 63, 1938, pp. 318-338 et n° 64, 1938, pp. 469-479.