Force Publique

La gendarmerie et la guerre, entre police militaire et unités combattantes

Jean-Noël Luc
Professeur à la Sorbonne
Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I-Paris IV)

La Gendarmerie nationale succède, en 1791, à la maréchaussée, organisée, au XIVe siècle, pour maintenir l’ordre dans la troupe et sur ses arrières, empêcher les pillages et rattraper les déserteurs. Après la création d’un noyau d’armée permanent, au milieu du XVe siècle, les délégués des maréchaux, les prévôts (du latin prepositi, préposé), s’installent en province, où ils accomplissent bientôt des tournées régulières pour juger les soldats fautifs en temps de paix.

L’héritière de la maréchaussée conserve dans ses missions la police des gens de guerre. L’ordonnance organique de 1820 rappelle qu’elle doit veiller à la sûreté publique et à l’exécution des lois « dans toute l’étendue du royaume », mais aussi « dans les camps et dans les armées » (article 1er). Les textes de 1854 et de 1903 mentionnent, eux aussi, ce second champ d’intervention. En temps de paix, la gendarmerie encadre la conscription et participe à l’administration des réserves, elle escorte les convois de munitions et surveille les corps de troupe en marche, elle contrôle les militaires en congé ou en déplacement, elle recherche les insoumis, les déserteurs et ceux qui les aident, elle fournit des officiers de police judiciaire aux tribunaux militaires et elle assure les transfèrements des prisonniers militaires.

En temps de guerre, la gendarmerie exerce ses missions de police militaire générale et de police judiciaire militaire par l’intermédiaire d’une organisation spéciale, la prévôté, qui tire son nom de la maréchaussée. Dès l’entrée en guerre de la France, en avril 1792, des gendarmes sont prélevés sur les brigades pour constituer des détachements prévôtaux auprès des armées en campagne. On estime à 3 000 le nombre de ceux qui accompagnent les troupes mises sur pied par Carnot. La persistance du conflit explique pourquoi la loi de 1798, inspirée par le général Wirion, consacre un titre spécial à ce domaine d’intervention en rappelant que la gendarmerie doit fournir, « en temps de guerre, des détachements destinés au maintien de l’ordre et de la police dans les camps et cantonnements » (article 215). L’organisation de ce service particulier est renvoyée à une instruction spéciale (article 221). Élaborée par le général Wirion pour les pays rhénans, ce texte, daté du 29 floréal an VII, est ensuite annexé au règlement de service rédigé par ce même officier et baptisé « Règlement de l’an VIII ». C’est cette instruction, puis le règlement de Schönbrunn de 1809 sur le service des troupes en campagne, qui définissent l’action des prévôtés de l’armée consulaire puis impériale. Les gendarmes détachés auprès des unités en campagne assument des missions plus vastes que leurs fonctions habituelles. Ils doivent, par exemple, surveiller les guides chargés d’ouvrir la route en pays étranger, protéger les convois contre des francs-tireurs, contrôler les réquisitions, garder et transférer les prisonniers ennemis et les suspects, accorder des permissions aux civils qui veulent exercer une profession à la suite de l’armée ou encore vérifier la qualité des produits vendus par les cantiniers. Napoléon attachait beaucoup d’importance aux multiples interventions des prévôtaux. Le gendarme, écrit-il en 1812 au maréchal Berthier, « doit être chargé de la police sur les derrières de l’armée et ne doit pas être employé ni en sauvegarde(1), ni pour les escortes, ni pour garder aucune espèce de bagages… Deux à trois cents hommes de cavalerie de plus ou de moins ne sont rien. Deux cents gendarmes de plus assurent la tranquillité de l’armée et le bon ordre »(2).

Si l’ordonnance de 1820 laisse dans l’ombre les fonctions prévôtales de l’arme, le décret de 1854 leur consacre un chapitre autonome de trente-deux articles, qui reprennent en partie les dispositions de l’ordonnance du 8 juin 1832 sur le service des armées en campagne (articles 169-186). Le premier article de ce chapitre signale que « la gendarmerie remplit à l’armée des fonctions analogues à celles qu’elle exerce dans l’intérieur : la surveillance des délits, la rédaction des procès-verbaux, la poursuite et l’arrestation des coupables, la police, le maintien de l’ordre, sont de sa compétence et constituent ses devoirs » (article 505). La filiation avec les missions de police civile et militaire habituelles de l’arme veut rappeler que le détachement prévôtal, corps militaire, reste avant tout l’instrument de la loi et l’auxiliaire de la justice au sein des forces armées. Cette priorité accordée à la finalité spécifique de la gendarmerie explique aussi pourquoi les textes réglementaires parlent du service de « force publique » qu’elle accomplit aux armées (article 536 du décret de 1854).

La prévôté n’en demeure pas moins une institution d’exception et à double titre. Elle ne peut être organisée qu’à l’occasion d’un conflit ; elle réunit, à l’image de la maréchaussée, des prérogatives policières et un pouvoir de justice. Le décret de 1854 donne effectivement à ses chefs un droit de juridiction sur les civils qui suivent les troupes. Le grand prévôt, commandant de la gendarmerie d’une armée, et les prévôts, commandants de la gendarmerie de chaque division, peuvent condamner à des amendes les vagabonds, les domestiques ou les marchands non autorisés et les cantiniers qui vendent des produits de mauvaise qualité ou qui utilisent des poids et des mesures non étalonnés (articles 517-522). Le Code de justice militaire du 9 juin 1857 élargit cette compétence aux prisonniers de guerre non-officiers et coupables de certaines infractions. Il renoue un peu plus avec la tradition de la maréchaussée en rappelant que « les décisions des prévôts n’étaient susceptibles d’aucun recours ». La réorganisation militaire entreprise après la guerre de 1870-1871 conduit à réglementer à nouveau le service en campagne de la gendarmerie par l’instruction du 25 octobre 1887. Ce texte sera révisé à trois reprises : le 18 avril 1890, le 13 février 1900 et le 31 juillet 1911. Le décret de 1903 renvoie simplement à l’instruction spéciale relative au rôle de « force publique » que la gendarmerie assure aux armées (article 301).

Sous le Second Empire et la Troisième République, les détachements prévôtaux sont présents sur tous les théâtres d’opérations, en Europe, au Moyen-Orient, au Mexique et, à la faveur de l’expansion coloniale, en Afrique et en Asie. Parfois, ils constituent même le noyau de la gendarmerie coloniale. En Extrême-Orient, une petite partie de la prévôté du corps expéditionnaire engagé contre la Chine, en 1860, fournit ainsi le personnel de la force publique de Saïgon et des autres établissements français de Basse-Cochinchine, organisés à partir de 1861(3). Cette force est ensuite transformée en détachement, puis en compagnie de la gendarmerie de Cochinchine, par les décrets des 12 octobre 1868 et du 23 février 1870. En Tunisie, le détachement de gendarmerie mobile attaché, avec la prévôté, au corps expéditionnaire en 1881, puis au corps d’occupation, devient le détachement de gendarmerie de Tunisie (décision présidentielle du
28 mars 1885), puis la compagnie de Tunisie (décret du 5 août 1898).

Parallèlement à son activité de force publique aux armées, la gendarmerie intervient aussi sur le champ de bataille comme force combattante. Les divisions supplémentaires de gendarmerie organisées, entre 1791 et 1794, avec des gendarmes, des gardes nationaux et des volontaires, sont, pour la plupart, envoyées sur le front jusqu’à leur dissolution après le traité de Bâle, en 1795. L’une d’entre elle, la 32e division, composée de gendarmes prélevés sur les brigades, a largement contribué, en 1793, à la victoire de Hondschoote, dont le nom est inscrit sur le drapeau de la gendarmerie départementale et sur celui de la gendarmerie mobile.

Malgré son intérêt pour la police prévôtale, Napoléon ne se prive pas d’engager des gendarmes dans la Guerre d’Espagne. « Une troupe chargée de maintenir l’ordre au dedans ne doit pas être privée de l’honneur de servir la grandeur de la patrie au dehors », avait-il déclaré, dès 1806, au roi de Naples(4). Conformément à ce principe intéressé, la Gendarmerie d’élite envoie, dès 1808, plusieurs détachements sur le théâtre d’opérations espagnol. Des unités de renfort de 5 300 gendarmes sont ensuite créées, par les décrets des
24 novembre 1809 et 6 juin 1810, pour appuyer le service prévôtal et lutter contre les troupes ennemies et la guérilla. À la demande du général Buquet, commandant de la gendarmerie d’Espagne, six légions sont organisées à partir de ces escadrons par le décret du
12 décembre 1811. La première d’entre elles s’illustre, en 1812, à la bataille de Villodrigo, dont le nom figure sur le drapeau de la gendarmerie départementale(5).

Aucune nouvelle unité spéciale de la gendarmerie n’est engagée systématiquement dans des combats entre Waterloo et la Guerre de Crimée. La gendarmerie d’Afrique, puis la Légion de gendarmerie d’Afrique, respectivement organisées, par les textes des 1er janvier 1834 et 31 août 1839, à partir de la force publique attachée aux régiments débarqués en Algérie, fournissent cependant des contingents aux troupes chargées de tendre des embuscades ou de réprimer des révoltes. Un peloton de gendarmes participe ainsi, le
16 mai 1843, à la prise de la smala d’Abd el-Kader, près de l’oued Taguin, dont le nom est, lui aussi, inscrit sur le drapeau de l’arme.

Le décret du 1er mars 1854 est le premier texte organique de la gendarmerie qui mentionne la possibilité de former des unités combattantes dans cette troupe. Ses rédacteurs ont-ils voulu sanctionner le succès des initiatives antérieures ? Affirmer sur un registre supplémentaire le caractère militaire de l’institution ? Donner une base légale aux futures interventions que les ambitions internationales du souverain laissaient présumer ? Ils jugent nécessaire de rappeler « (qu’) indépendamment du service qu’elle est appelée à faire aux armées comme force publique, la gendarmerie peut être organisée en bataillons, escadrons, régiments ou légions, pour faire partie des brigades de l’armée active, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur » (article 536). Plus sobrement, le décret de 1903 signale que « la gendarmerie peut être organisée, s’il est besoin, en bataillons, escadrons ou régiments » (article 301). Ce dispositif est mis en œuvre deux fois avant la fin du siècle. Deux bataillons du régiment de gendarmerie à pied de la Garde impériale sont engagés dans la guerre de Crimée, qui commence quelques semaines après la signature du décret de 1854, et en particulier dans le siège de Sébastopol, quatrième nom inscrit sur les drapeaux de l’arme. Plusieurs unités spéciales participent à la guerre franco-allemande de 1870-1871 : les deux régiments de gendarmerie, l’un à pied, l’autre à cheval, créés par le décret impérial du 11 août 1870, un deuxième régiment à cheval, organisé par le Gouvernement de défense nationale, le 29 septembre 1870, les deux régiments de marche, constitués le 31 octobre, et les deux escadrons à cheval, créés par le général Faidherbe, chef de l’armée du Nord, le 10 novembre 1870.

Au XXe siècle, au cours des deux guerres mondiales et des guerres de décolonisation, la gendarmerie continue d’accomplir ses missions de police militaire et d’intervenir, parfois, dans les combats. Mais ni la fin de la décolonisation, ni celle de la Guerre froide, ne suppriment cette double activité militaire à l’extérieur de la métropole. Aujourd’hui encore, les gendarmes participent à la coopération militaire et aux opérations de rétablissement ou de maintien de la paix décidées par le Gouvernement français, l’Union européenne, l’OTAN ou l’ONU.

Si l’on en croit l’état des recherches entreprises depuis 1995, l’histoire des missions militaires de la gendarmerie est moins avancée que celle de ses missions civiles. Que sait-on sur le travail de police militaire assuré par les gendarmes en temps de paix ? Peu de choses au regard de l’ampleur des interrogations. Comment ces représentants de la loi surveillent-ils les autres soldats et répriment-ils leurs infractions ? Comment protègent-ils les convois – des chargements de poudre des armées révolutionnaires aux composants de l’arme nucléaire ? Comment participent-ils à la conscription, à l’administration des réserves, à la mobilisation, au retour des démobilisés dans leurs foyers et, depuis les années 1960, à plusieurs missions essentielles de défense opérationnelle du territoire ? Les questions ne sont pas moins nombreuses sur les missions de police générale et judiciaire de la prévôté en période de guerre ? Comment cette institution est-elle organisée ? Comment fonctionne-t-elle ? Quelle est sa contribution au maintien de l’ordre, au pilotage des convois, à la police sanitaire, au contre-espionnage et à la recherche du renseignement ? Comment est-elle perçue par les autres militaires et par les autres services de renseignement ? Les interventions de la gendarmerie sur les champs de bataille offrent bien d’autres pistes, qui n’ont pas toutes été explorées au-delà de la reconstitution minutieuse, et nécessaire, des seuls faits d’armes. Comment ont été constituées, recrutées, équipées, les diverses unités combattantes, des divisions de la Première République aux commandos de chasse en Algérie, en passant par le 45e bataillon de chars légers de combat ou les légions de Garde républicaine de marche, envoyées en Indochine à partir de 1946 ? Quel a été leur rôle et celui des autres unités qui participent aux combats, comme certaines brigades départementales en 1914, plusieurs compagnies de Garde républicaine mobile en 1939 et 1940, certaines unités de la Garde engagées dans la campagne de Tunisie, en 1942 et 1943, ou les escadrons de gendarmerie mobile engagés dans la Guerre d’Algérie ? Comment ces troupes sont-elles considérées, par leurs adversaires et par les autres unités de l’armée française ? Quelle place occupent-elles dans la mémoire collective de l’arme, entre commémoration et instrumentalisation ?

Quelques secteurs ont déjà été défrichés, notamment par des travaux universitaires récents surtout réalisés dans le cadre de la collaboration entre le Service historique de la Gendarmerie nationale (devenu le département de la Gendarmerie nationale du Service historique de la Défense) et l’Université Paris-IV Sorbonne(6). Cette première journée d’études de la Société nationale de l’histoire et du patrimoine de la gendarmerie pose de nouveaux repères. Mais le chantier est immense. Si l’histoire de la gendarmerie reste l’un des fronts pionniers de la recherche historique, celle des gendarmes et de la guerre réclame d’autres volontaires.

(1) Les sauvegardes sont des villes ou des territoires étrangers que le commandant d’une armée d’invasion s’engage à protéger, notamment pour des raisons politiques ou en échange d’une contribution. Ces territoires sont gardés par des gendarmes prévôtaux ou par des compagnies de sauvegarde, composées de gendarmes et de sous-officiers vétérans.

(2) Lettre du 26 juin 1812, Correspondance de Napoléon Ier…, Paris, Imprimerie impériale, 1858-1869, t. XXIII.

(3) Les exemples d’intervention cités ici sont empruntés à Jean-Noël Luc (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, 1105 p.

(4) Lettre du 16 mai 1806, op. cit, t. XII.

(5) Par ailleurs, la Garde municipale de Paris, qui détache des contingents sur tous les fronts entre 1805 et 1813, inscrit sur ses emblèmes quatre noms de victoires auxquelles elle a participé : Dantzig (1807), Friedland (1807) et, en Espagne, Alcolea (1808) et Burgos (1812). Bien que cette unité, placée sous les ordres du préfet de police et du commandement militaire, ne fasse pas partie, à cette époque, de la gendarmerie, la Garde républicaine, son héritière, obtient, en 1890, le droit d’inscrire les quatre batailles sur son drapeau.

(6) Voir la bibliographie présentée à la fin de l’ouvrage.