Louis Larrieu


CONCLUSION - AUTOUR DU CARACTÈRE MILITAIRE

En guise de conclusion, nous allons jeter nos regards autour du caractère militaire du corps le plus ancien de l’armée française, mais qui revêt le caractère particulier d’être militaire par nature et civil par sa destination principale. Nous sommes, en effet, les successeurs des prévôts des maréchaux, magistrats que nos rois avaient établis de haute ancienneté, pour la protection du peuple par la vengeance du crime.

Seule, la discipline militaire avait permis au pouvoir de ne confier ces emplois qu’à des hommes de mérite, courage et fidélité éprouvés, et ces vertus, jadis requises pour la mission judiciaire de l’arme, valurent sur les champs de bataille, ainsi que l’attestent les inscriptions portées sur nos drapeaux.

On sait que la loi du 16 février 1791 disposa en son titre 3, article 2, que la gendarmerie continuerait à faire partie de l’armée, conserverait le rang qu’y avait la maréchaussée, et que ces dispositions furent maintenues par la loi du 28 germinal an VI (articles 150 et 151). Elles ont été reproduites dans les règlements organiques particuliers : ordonnance de 1820 (articles 2 et 3), décret de 1854 (articles 2 et 3), décret de 1903 (articles 2 et 3), décret de 1928 (article 1), décret de 1935 (article 1) ; tous ces textes mentionnent que la gendarmerie fait partie intégrante de l’armée, qu’elle prend rang à droite de toutes les troupes de toutes armes, et nous avons vu qu’au ministre de la Guerre et à lui seul, appartient le contrôle de tous les actes de la gendarmerie(1).

La gendarmerie faisant partie intégrante de l’armée, son activité doit toujours s’exercer en tenue militaire(2) ; c’est la condamnation des déguisements qui furent pratiqués, nous l’avons vu, sous le Premier Empire. Les gendarmes non revêtus de leur uniforme ne peuvent être considérés comme étant dans l’exercice de leurs fonctions(3).

Les militaires de la gendarmerie s’exposeraient à des violences qu’on ne pourrait pas considérer comme des actes de rébellion contre la force armée si, dans les cas d’arrestation, même en vertu de mandats légaux, soit au domicile du prévenu, soit dans les lieux publics, soit pendant les tournées, ils n’étaient pas à portée de faire paraître les marques distinctives de leur qualité au moment même qu’ils font l’arrestation(4).

Le port de la tenue bourgeoise en dehors du service, autorisé pour les officiers, l’est, dans certains cas, pour les chefs de brigade et gendarmes depuis le règlement sur le service intérieur du 14 octobre 1905(5).

Quelle que soit la destination de son mouvement, la gendarmerie, revêtue de son uniforme, est dans un état permanent de répression et d’action de police. Les militaires de cette arme doivent, en toutes circonstances, être considérés, par les militaires de tout grade, comme des sentinelles sous les armes et respectés comme tels(6).

Du caractère militaire de la gendarmerie découle cette conséquence que les missions occultes lui sont interdites. Lorsque, avant le décret du 1er mars 1854, le service de la gendarmerie n’était pas concentré en des mains militaires, les exigences abusives des diverses autorités n’avaient pas de bornes. On confiait aux gendarmes toutes sortes de missions portant atteinte à leur considération.

Nous avons vu, déjà, des gendarmes déguisés sous le Gouvernement policier de Napoléon Ier. Sous la Restauration nous avons vu un gendarme, chargé secrètement de surveiller les déplacements du maréchal Soult, faire sur lui des rapports à ses chefs ; nous avons vu le préfet de police Anglès faire voter des gendarmes déguisés dans les collèges électoraux.

L’instruction ministérielle du 10 octobre 1921 n’a-t-elle pas dû rappeler que les officiers, sous-officiers et gendarmes ne doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, faire aucun acte sans être revêtus de leur uniforme et n’avons-nous pas cité l’arrêt de 1828 prouvant, cependant, la persistance de la pratique des déguisements ?

Sous la monarchie de Juillet, une lettre ministérielle du 22 mai 1837 nous révèle que, non seulement des déguisements sont exigés, mais encore qu’ils le sont « pour un service occulte auquel la gendarmerie n’est pas affectée, service de nature à déconsidérer les hommes à leurs propres yeux tout en attirant sur eux l’animadversion populaire ». Mais la même lettre nous apprend aussi que ce service soulève la réprobation parmi les militaires de l’arme et que l’un d’eux « l’a justement apprécié comme incompatible avec son double titre de militaire et de chevalier de la Légion d’honneur ».

Un changement de régime apportera une réaction réglementaire qui sera l’œuvre du maréchal de Saint-Arnaud. On le verra ci-après.

Les temps révolutionnaires sont favorables aux abus dans l’emploi de l’arme. Dans la nuit du 23 février 1848, nous dit Garnier-Pagès, quelques gendarmes reçurent l’ordre d’aller, en tenue bourgeoise, enlever avec un tombereau les cadavres du boulevard des Capucines ; ils arrivèrent d’ailleurs trop tard, des citoyens ayant déjà accompli cette besogne lugubre. La même année, après les journées de juin, le général de la Moricière, ministre de la Guerre, estimant que les rapports à fournir par la gendarmerie en vertu de l’ordonnance de 1820 ne sont pas suffisants, exige des rapports spéciaux et confidentiels « relatifs aux manœuvres des factieux, au caractère et à la conduite de leurs agents ».

L’année suivante, le général d’Hautpoul, ministre de la Guerre, dans le but d’arrêter « le danger des doctrines socialistes » et par une interprétation large de l’article 43 de l’ordonnance du 22 octobre 1820, relatif aux événements extraordinaires, n’hésitait pas à demander aux officiers de gendarmerie et, même, aux chefs de brigade, des renseignements sur les agents du Gouvernement.

Mais c’est surtout après le rétablissement du ministère de la Police, substitué au ministère de l’Intérieur par décret du 22 janvier 1852, qu’apparut la nécessité de préciser les rapports de la gendarmerie avec les autorités afin de les mettre en harmonie avec le caractère militaire de l’arme. Tel fut l’objet de la circulaire ministérielle adressée aux chefs de légion le 9 avril 1852, et des instructions concertées entre le maréchal de Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, et M. de Maupas, ministre de la Police. On y lisait notamment : « Les rapports entre MM. les officiers de gendarmerie et MM. les inspecteurs généraux et spéciaux de police n’ont qu’un objet : la sûreté générale ; qu’un but : le maintien de l’ordre et la tranquillité publique. En aucun cas, ni directement, ni indirectement, la gendarmerie ne devra recevoir de missions occultes de nature à lui enlever son caractère véritable. Son action s’exerce au grand jour sous les yeux mêmes de ceux qu’elle protège »(7).

Le ministère de la Police fut supprimé de nouveau par décret du 21 juin 1853 ; mais les principes posés par le maréchal de Saint-Arnaud subsistèrent. L’interdiction des missions occultes fut maintenue par le décret organique de 1854 (article 119) et celui de 1903 (article 96). Sans doute verra-t-on parfois sous des gouvernements aux abois, aussi bien sous le Second Empire que sous la Troisième République au temps de l’ordre moral, l’intrusion de la gendarmerie dans les luttes électorales.

Il n’en est pas moins vrai que l’interdiction des missions occultes par le règlement organique, à laquelle viendra s’ajouter l’interdiction de l’immixtion dans les querelles politiques, a constitué depuis un siècle l’une des meilleures sauvegardes du caractère militaire et de la considération de la Gendarmerie nationale.

Le lieutenant-colonel de Chamberet pouvait écrire en 1861 : « Grâce à la belle conduite de la gendarmerie en toutes circonstances, les préjugés qui ont longtemps subsisté contre elle ont enfin disparu. Chacun sait aujourd’hui que l’accomplissement de son devoir ne demande ni mystère ni ténèbres, qu’elle tient toutes ses attributions de la loi, et que c’est toujours la loi ouverte à la main qu’elle observe, maintient, réprime, accuse et arrête les malfaiteurs. Tous ses devoirs sont publics, comme ses actes ». Le général baron Bardin, malgré la fausse direction donnée parfois à l’arme, nous l’avons vu, au cours des opérations électorales, pouvait s’exprimer ainsi : « La bonté de l’organisation est prouvée par l’utilité, la fréquence de ses services et l’importance de ses procès-verbaux ; la gendarmerie, en plus d’une occasion, a prévenu des secousses séditieuses ou des guerres civiles ; pourrait-elle être comptable de la fausse direction quelquefois donnée par des autorités militaires à un corps qui ne sait qu’obéir ? Pourrait-elle être comptable de ce que l’esprit de parti y a plus d’une fois introduit des hommes tarés ou en a éloigné d’excellents officiers ? Mais le fond de l’organisation l’a fait triompher de ces imperfections. De toutes les armes, la gendarmerie est celle qui observe ses devoirs et accomplit son service avec le plus d’exactitude ».

N’avons-nous pas en nous-même la satisfaction de constater, en 1904, que la gendarmerie à laquelle nous venions d’avoir l’honneur d’être admis, avait traversé, la tête haute, l’affaire de délation qui était venue attrister l’armée ?

Si, pendant longtemps, et même depuis le décret de 1854 qui rendait le ministre de la Guerre responsable d’une arme dont il devenait le maître, les diverses autorités ont pu commettre des abus dans l’emploi de la gendarmerie, ne pourrait-on pas incriminer, dans une certaine mesure, l’emploi, depuis le Consulat, d’officiers généraux des autres armes à l’inspection de la gendarmerie ?

Cet emploi a été souvent critiqué. On lit notamment, dans un Mémoire présenté en 1849 à l’Assemblée nationale par un comité d’officiers en retraite :

« La gendarmerie doit être inspectée ; qui sera chargé de cet important travail ? Les quatre officiers généraux tirés de son sein ? Mais douze seraient nécessaires. On appellera à cette fonction des généraux de cavalerie - Ah ! citoyens représentants, voilà l’erreur, l’erreur grave, l’irréparable faute dans laquelle on est tombé jusqu’ici et qui a des conséquences fâcheuses. Autant vaudrait faire inspecter l’artillerie par des membres de l’Académie française ! Notre arme est une arme spéciale, il faut bien se pénétrer de ce premier et fondamental principe ; son service, si difficile parce qu’il est nécessairement complexe, exige donc des connaissances spéciales, que n’ont pas, que ne peuvent avoir les officiers généraux sortis de l’armée, quels que soient leur caractère et leur capacité personnelle et leur talent et leur mérite militaire. Si un simple gendarme ne s’improvise pas, citoyens représentants, si le meilleur sous-officier de l’armée entrant dans la gendarmerie a besoin de quatre ans d’exercice au moins pour devenir un fonctionnaire réellement utile, est-il possible de concevoir qu’un général qui n’a jamais pénétré dans les replis du service imposé à la gendarmerie se transforme par arrêté ministériel, du jour au lendemain, en inspecteur utile et sérieux ? »(8).

Notons dans le mémoire qu’on vient de lire la nécessité reconnue de douze officiers généraux provenant de la gendarmerie, vœux émis au début de la Deuxième République et dont la Quatrième, un siècle plus tard, entreprendra la réalisation.

Depuis la parution du mémoire, on a fait remarquer aussi, bien souvent, combien étaient peu sérieuses les inspections passées par un général n’ayant aucune des connaissances spéciales nécessaires et qui se bornait, dès lors, à examiner l’instruction à cheval s’il sortait de la cavalerie ou l’instruction à pied s’il sortait de l’infanterie, système auquel a mis fin le décret du 9 mai 1918 depuis lequel l’inspection de la gendarmerie a été confiée uniquement à des officiers généraux de cette arme, sauf, du fait de l’importance accrue de la partie militaire, surtout dans la Garde républicaine mobile, l’inspecteur général d’une autre arme créé dès 1934, erreur à laquelle la guerre est venue mettre un terme.

Au sujet du mémoire précité de 1849, remarquons que depuis le Consulat, depuis les travaux de Wirion jusqu’à la Deuxième République, à l’exception de Tenaille-Champton qui n’a publié d’ailleurs, en 1829, que la partie de son histoire relative à la maréchaussée, et de Cochet de Savigny, qui a fondé le Journal, le Dictionnaire et le Mémorial de la gendarmerie, on ne cite le nom d’aucun technicien ou historien de notre arme.

Il n’en fut plus ainsi dans la suite. On a pu voir plus haut que la Deuxième République se trouve au centre d’une époque qui, des dernières années de la monarchie de Juillet au début du Second Empire, sera féconde en améliorations de toute nature.

Augmentation des effectifs : chaque canton aura une brigade, renforcement des cadres, création des adjudants et maréchaux des logis-chefs, transformation de lieutenances en capitaineries, un chef d’escadron à la tête de chaque compagnie départementale. Enfants de troupe. Comité de la gendarmerie. Caractère militaire accentué.

Dès le début de la Deuxième République, la gendarmerie est tenue, dans tous les partis, en très haute estime. Si à la séance du 12 novembre 1850, la grande majorité de la Chambre des députés s’associe aux paroles de Louis-Napoléon Bonaparte chef de l’État, attestant que la gendarmerie « avait accompli sa mission avec un zèle digne d’éloges » et si ce prince a pris dans notre arme le commandant militaire de son palais, le général Oudinot, n’a-t-il point déclaré devant les représentants que « le gendarme est le grenadier de la cavalerie ». Et le journaliste Émile de Girardin, républicain démocrate et socialiste, ne veut-il point que notre arme soit la seule force répressive ?

L’essor que prend notre arme suscite d’heureuses initiatives telles qu’en 1849 le dépôt du Mémorial dans les brigades et des publications historiques ou techniques.

En 1851, le lieutenant Godey de Mondésert publie ses Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie où il constate que « la gendarmerie conserve le caractère militaire ».

Je vais m’arrêter à quelques points saillants de ce petit livre parce qu’en présentant au lecteur les critiques et les vœux de l’auteur cet ouvrage est depuis 1791, à ma connaissance, le premier du genre. Cette méthode, aujourd’hui de pratique courante dans les journaux de l’arme, a paru nécessaire à Godey de Mondésert parce que, a-t-il dit, « il faut laver son linge sale en famille ». C’est pourquoi « il appelle, dit-il, un chat un chat et Rollin un fripon ».

À une époque où la loi des finances du 25 juillet 1850 a prévu la création de nombreuses brigades à cheval et à pied(9), l’esprit cavalier du lieutenant Godey de Mondésert apparaît nettement.

Il est certain qu’à cette époque le rendement de la cavalerie dans notre arme était bien supérieur à celui de l’arme à pied dépourvue de tout moyen de locomotion rapide ; mais, depuis 1791, on avait cependant reconnu en haut lieu l’utilité, dans certaines régions, de brigades à pied.

Néanmoins, se fondant sur le développement qu’avaient pris les voies de communication, l’auteur ne veut chez nous que de la cavalerie. « Je trouve, dit-il, que l’infanterie est nulle ; elle ne peut agir efficacement, elle manque de ce prestige qu’un petit nombre de cavaliers impose à une grande population bien plus qu’un nombre triple de fantassins qui ne peut faire le service d’escorte et d’ordonnance. Si les circonstances exigent que le gendarme opère à pied, il sera facile au cavalier, armé dans cette prévision de devenir fantassin passable, tandis que ce dernier ne pourrait jamais devenir médiocre cavalier ».

Ce qui précède me laisse supposer que l’auteur, qui sert en Loire-Inférieure et a fait imprimer son travail à Châteaubriant, n’a guère réfléchi aux visites des lieux habités des régions couvertes ou montagneuses peu praticables à des cavaliers et où des brigades à cheval n’auraient pu avoir leur raison d’être, et que le souvenir des émeutes et les nécessités des services d’ordre avaient surtout occupé sa pensée.

Et lorsqu’il désire porter l’effectif de notre arme de vingt mille hommes à cinquante mille, tous cavaliers, qui pourront, dit-il, « entrer en campagne », il n’a pas observé davantage que c’est le maintien d’un juste équilibre entre ses deux missions, militaire et civile, qui fait la force de notre arme.

Si son esprit cavalier, louable en soi, a pu l’induire parfois en erreur, les vues de l’auteur sur notre arme sont cependant, le plus souvent, d’une justesse incontestable. S’il croit apercevoir l’inutilité de l’arme à pied il observe que les douaniers, employés des contributions indirectes, cantonniers, facteurs, pourraient recevoir une organisation profitable à la sécurité publique et cette remarque n’a peut-être pas été étrangère aux dispositions du décret de 1854, reprises par celui de 1903, attribuant à la gendarmerie le droit de requérir certains agents ou fonctionnaires.

L’auteur nous a avertis qu’il ne s’occuperait que de l’organisation et l’on peut constater, de même, que les historiens de notre arme, au cours du siècle dernier, ne se sont guère occupés du service ni de la police judiciaire.

Même au début du siècle actuel, alors que des gendarmes candidats à l’avancement connaissaient par cœur le « décret », aucun ouvrage ne permettait d’approfondir le sens des divers articles du règlement organique, ni de résoudre les contradictions, plus apparentes, d’ailleurs, que réelles, que présentaient certaines de ses dispositions. Cette lacune me détermina à rédiger et publier, en 1921, mon Service spécial de la gendarmerie, ses origines, son évolution, ses principes essentiels.

Cependant, si Godey de Mondésert a négligé les bases juridiques du service, il a jeté ses regards sur son exécution. C’est ainsi que, lorsqu’il traite du recrutement, il estime qu’« il est nécessaire qu’on soit plus sévère dans le choix des hommes surtout pour leur instruction élémentaire qui est presque nulle lorsqu’ils arrivent dans nos rangs ». Il critique les escortes de fonds qui sont trop fatigantes, et il désire qu’elles soient remplacées par des « embûches ou des embuscades ». Il trouve qu’il y a en France « beaucoup trop de communes où ne passent les gendarmes que lorsqu’ils y sont appelés, car notre mission n’est pas seulement de constater un crime devenu public, elle doit le prévenir et l’empêcher par notre activité, l’œil du gendarme devant être rencontré partout à tout moment ». C’est pourquoi, selon lui, « les postes ne devraient pas être éloignés les uns des autres de plus de quatre lieues ».

Cela est d’autant plus nécessaire que les maires, dit-il, non seulement n’osent point sévir, mais encore « qu’ils pillent, qu’ils cachent des délits, même des crimes, et qu’ils n’accordent pas toujours un concours bien franc au Gouvernement ».

L’auteur observe très justement, que « la nécessité de la gendarmerie cesse là où elle ne peut plus rendre des services à la société d’une manière digne et honnête […]. Si l’officier exige de ses inférieurs une respectueuse déférence envers les autorités, il doit aussi réprimer énergiquement les empiétements de ces dernières ».

À l’égard des officiers, le lieutenant Godey de Mondésert se montre sévère. Il constate « que l’esprit de corps a besoin d’être refait par ceux qui par apathie dans l’accomplissement du service et leur ignorance qui en résulte, commettent des injustices, dans l’obligation où ils se trouvent d’adopter les opinions de ceux qui se sont emparés d’eux […]. L’officier de gendarmerie, dit-il, doit faire une étude approfondie des lois afin de reverser ses connaissances résultant de son travail sur ses subordonnés ».

L’auteur insiste sur la nécessité du prestige chez l’officier. « Les tournées des officiers sont de la plus grande utilité ; mais elles ne sont pas toujours basées sur le prestige qu’on doit à l’épaulette qu’il faut autant que possible rehausser dans la circonstance ». Il rappelle à ce sujet que Wirion avait divisé chaque lieutenance en deux sections, chacune d’elles étant commandée par un maréchal des logis, ce qui rehaussait le commandement du lieutenant.

De toute évidence, l’auteur avait eu connaissance du Manuel de gendarmerie de l’an VIII, aujourd’hui rarissime, que Wirion avait rédigé et fait imprimer à Aix-la-Chapelle pour la gendarmerie des nouveaux départements de la rive gauche du Rhin, puis refait avec des variantes lorsque le collaborateur de juristes éminents à la loi du 28 germinal an VI fut appelé en l’an VIII à l’organisation de la gendarmerie des départements de l’Ouest(10).

La présence au pays des Chouans de ce révolutionnaire convaincu dont nous avons montré le républicanisme ardent(11) ne pouvait être accueillie avec sympathie par des populations hostiles au nouveau régime.

Nous avons renvoyé le lecteur à l’article de Paul Canestrier(12). On a pu lire ce qui suit(13) :

« Le brave général Wirion ne fut pas, cependant, épargné par la calomnie. Alors qu’il organisait la gendarmerie dans les départements de l’Ouest en l’an VIII, puis lorsqu’il commandait la ville et la citadelle de Verdun en l’an XII, on accusa Wirion sous forme d’une pétition, au Conseil des Cinq-Cents, de s’être entouré de janissaires comme Mahomet, d’avoir molesté les populations, d’avoir favorisé plusieurs extorsions au préjudice de prisonniers anglais. Il se justifia devant le Conseil et dans un mémoire adressé au citoyen Lakanal, membre de l’Institut national, commissaire de la République dans les nouveaux départements à Mayence ».

Calomnie, a dit Paul Canestrier ; mais la rancune politique est tenace : sept ans plus tard, en 1810, l’accusation au sujet des prisonniers anglais entraînait la convocation du général Wirion devant le Conseil d’État et Wirion se brûlait la cervelle au bois de Boulogne.

Cette accusation à retardement avait-elle quelque fondement ignoré des enquêteurs de l’an XII, ou bien ce suicide ne fut-il que l’acte de désespoir d’un homme poursuivi par la haine, que son ardeur révolutionnaire avait provoquée, de ses adversaires politiques ?

Les profonds désaccords entre la politique et la justice qu’atteste l’histoire des révolutions de notre pays et les drames qui en ont résulté, obligent l’historien à observer, sur le cas Wirion, la plus grande réserve, d’autant plus que la mort tragique de cet officier général, qui a dû avoir dans les départements de l’Ouest un retentissement durable, n’a pas eu pour effet de mettre en doute, chez Godey de Mondésert, l’honorabilité de l’ancien inspecteur de notre arme : « L’honorable général Wirion, dit-il, a été le premier et peut-être le seul organisateur de la gendarmerie ».

Et dans la question qui nous occupe, parmi les certitudes ou incertitudes qui l’environnent, un historien de la gendarmerie ne doit jamais omettre la certitude la plus importante : le nom de Wirion demeurera attaché à la rédaction de la loi de germinal qui a assis notre arme sur une base inébranlable.

Le livre auquel nous venons de nous arrêter s’achève par un témoignage de la bienveillance de l’auteur envers ses subordonnés, manifestée tout au long de l’ouvrage, et de sa confiance en le chef de l’État : « Améliorer la position de nos inférieurs qui doivent espérer en un meilleur avenir et avoir foi dans la sollicitude de M. le prince Louis-Napoléon Bonaparte qui n’a pas hésité à déclarer publiquement qu’entre lui et les anciens militaires il existait un pacte de famille ».

Au point de vue qui nous intéresse dans cette conclusion de notre étude sur la gendarmerie depuis le Consulat, remarquons l’hommage que Cochet de Savigny a rendu dans son journal au devoir militaire héroïquement rempli par la garde municipale pendant les journées de février 1848.

N’est-ce pas aussi le caractère militaire de notre arme qui se trouve à l’origine de l’article si élogieux, « Gendarme », paru dans le Journal de la gendarmerie du 21 novembre 1852, sous la signature du colonel Ambert ? Cet éloge du gendarme est à rapprocher de la définition suivante qui répond incontestablement à la mission traditionnelle de notre arme : « Le véritable patriote est le citoyen assez pénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter même à ses risques et périls »(14).

Le caractère militaire se trouve mis en relief dans la plupart des ouvrages qui paraîtront dans la suite. En nous bornant à la deuxième moitié du XIXe siècle, nous citerons ceux que nous avons examinés(15) : le lieutenant-colonel d’état-major de Chambert, Précis historique de la gendarmerie, 1861 ; sous-intendant Lègues, Histoire de la gendarmerie, 1874 ; baron du Casse, Douze veillées de la brigade dans le Journal de la gendarmerie, 1874-1876 ; lieutenant Tasson, Le guet de Paris, 1878 ; lieutenant-colonel Le Maître, Histoire de la gendarmerie, 1879 ; Ernest Le Blanc, La gendarmerie, son histoire et son rôle, les inconvénients du régime mixte(16) ; Delattre, Esquisse historique de la gendarmerie, 1891, ouvrage renfermant une citation du général Bardin, reproduite ci-dessus ; capitaine Martin, La gendarmerie en Espagne et au Portugal, 1898.

Il faut bien considérer que le caractère militaire de la gendarmerie, qu’ont fait ressortir les auteurs que nous venons de citer, ne fait pas sentir uniquement son influence sur la considération de l’arme ; en favorisant sa fidélité à ses devoirs, qui est sa caractéristique traditionnelle, ce caractère agit également sur le redressement de l’institution.

C’est ce qu’avait parfaitement mis en relief le général Allard dans le discours qu’il avait prononcé à la Chambre des députés le 28 janvier 1843 en qualité de rapporteur du projet de loi sur l’augmentation d’effectif de la gendarmerie(17).

Nous avons vu le général Bardin exprimer la même opinion et l’histoire contemporaine de notre arme n’a fait que confirmer à cet égard, celle des siècles passés. Seule, en effet, une force publique basée sur la discipline militaire est susceptible de remplir, à la satisfaction de toutes les administrations intéressées, les attributions multiples qui incombent à la gendarmerie. Aussi, n’est-il pas surprenant que la question du rattachement de cette arme au ministère de l’Intérieur, soulevée quelquefois par certains publicistes, n’ait jamais été prise en considération par les pouvoirs publics.

Après le rétablissement du ministère de la Police, opéré, comme on vient de le voir, par décret du 22 janvier 1852, le nouveau ministre de la Police, de Maupas, obtint par surprise l’assentiment de l’Empereur et du maréchal de Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, au passage de la gendarmerie du département de la Guerre au département de la Police. Mais le colonel Trochu, directeur adjoint du personnel, suppléant le général directeur titulaire au ministère de la Guerre, refusa d’être l’instrument de cette réalisation. Il le déclara au ministre de la Guerre, le 5 avril 1852, dans un rapport où on pouvait lire :

« Notre gendarmerie, vous le savez, Monsieur le maréchal, est entourée dans nos villes et dans nos campagnes, d’une considération qui va jusqu’à la confiance, jusqu’au respect, à l’occasion jusqu’à la crainte. Elle est, aux yeux de tous, une magistrature armée. D’où vient ce privilège spécial dont l’effet est tel qu’avec un effectif très restreint la gendarmerie assure dans le pays entier la sécurité, le respect de la loi, le maintien de l’ordre ? Il vient presque uniquement de ce fait considérable qu’elle est recrutée dans l’armée par sélection et avec des soins infinis, organisée, entretenue, soldée militairement, commandée par le département de la Guerre. Là est sa force et là est son honneur qui loin d’être diminués par ses contacts nécessaires avec les départements de l’Intérieur et de la Justice, y trouvent une sorte de considération publique. Et c’est de cette élite militaire que vous, chef de l’armée, vous consentiriez à laisser faire un corps de police en souffrant qu’on lui enlève, avec tout ce qui fait la puissance de son mandat. Comme moi, vous étiez à Paris au milieu de la révolution de juillet 1830. Rappelez-vous qu’elle se fit aux cris généralisés de : “À bas les gendarmes”. Pourquoi ? Parce que la Restauration, sans faire de la gendarmerie un corps de police, avait commis la faute grave de permettre qu’elle fût appliquée à des services exclusivement policiers jusque-là, qu’elle faisait des rapports politiques et que, en vue de certaines missions secrètes, les gendarmes pouvaient dépouiller l’uniforme pour revêtir des habits qui devaient les déguiser dans l’accomplissement de ces entreprises — malgré l’ordonnance du 29 octobre 1820 (article 277). Devenus suspects à la population, ils en furent à la longue détestés. Plaise à Dieu, Monsieur le maréchal, qu’à votre nom ne se rattache pas, dans l’histoire du pays et de l’armée, la date de l’irréparable déchéance de la gendarmerie française ».

Et le colonel Trochu déclarait : « J’avais parlé avec toute l’énergie des convictions dont j’étais pénétré et avec toute la liberté d’un fonctionnaire qui, mis de force dans son emploi, se sentait absolument indépendant. Le ministre était assis devant son bureau, moi debout de l’autre côté, il m’avait écouté attentivement sans rien exprimer. À la péroraison d’un caractère si personnel de mon adjuration, il se levait, le visage coloré et me tendant la main par-dessus le bureau : “on m’a surpris, on m’a trompé ; on ne le portera pas au Paradis” »(18). Peu après, on l’a vu, le ministère de la Police disparaissait et le décret de 1854 venait mettre la gendarmerie à l’abri de semblables tentatives (article 73).

On sait que la loi du 28 germinal an VI (article 97) et, après elle, l’ordonnance du 29 octobre 1820 et le décret du 1er mars 1854 (article 576) ne rendirent les militaires de la gendarmerie justiciables des conseils de guerre que pour les crimes et délits relatifs au service et à la discipline militaire : la justice ordinaire était la règle et la juridiction militaire l’exception.

Le Code de justice militaire du 4 août 1857 renversa la règle. La loi décida que la gendarmerie aurait les conseils de guerre pour juges naturels (article 55) et n’aurait à répondre de ses actes devant une autre juridiction que dans des cas exceptionnels (article 59). « C’est une des saines appréciations de notre temps, disait le rapporteur du code de 1857, que celle qui tend à la militariser [la gendarmerie] de plus en plus et à lui conserver ces liens de discipline et de hiérarchie qui font son honneur et sa force »(19).

Le principe posé par le code de 1857 a été maintenu par le Code de justice militaire du 9 mars 1928 (article 3), et si, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), la gendarmerie a revendiqué son autonomie, aucune atteinte n’a été portée à son caractère militaire que nul n’a songé à mettre en cause.

De leur caractère militaire découle, pour les membres de la Gendarmerie nationale, l’interdiction de s’immiscer dans les questions touchant à la politique et dans les querelles des partis(20), ainsi que l’obligation de se soumettre à certaines restrictions telles que celles relatives au droit d’écrire.

Comme tous les militaires, ils doivent s’abstenir d’actes incompatibles avec la discipline et ne point faire partie de certaines associations sans l’autorisation du ministre de la Guerre. Un militaire, disait le maréchal Soult, ministre de la Guerre, dans sa circulaire du 5 juillet 1844, ne doit contracter d’autre engagement que celui qui l’attache au service. Il ne doit connaître d’autre commandement que celui de ses chefs, d’autre guide que son drapeau.

Il est interdit aux militaires de l’armée active de faire partie de groupements constitués pour soutenir des revendications d’ordre professionnel ou politique(21).

L’exercice du droit de vote accordé en 1945 à tout le personnel militaire y compris la gendarmerie, ne saurait autoriser le personnel de cette arme à se rendre aux réunions de caractère politique. « Sa présence à ces réunions même privées peut faire suspecter sa neutralité politique. Une des forces morales de la gendarmerie demeure sa stricte impartialité dans tous les domaines »(22).

Des précautions sont prises pour que l’indépendance du personnel ne puisse être compromise : interdiction d’utiliser la gendarmerie pour faire des appels à la générosité publique au profit d’œuvres sociales, tels que la vente de vignettes émises par diverses œuvres de bienfaisance ; a fortiori, interdiction au personnel de la gendarmerie de toucher le public au bénéfice des fêtes, tombolas, arbres de Noël et œuvres de bienfaisance organisées par les unités de l’arme à leur propre profit(23).

Toutes ces précautions procèdent d’un même souci : protéger la discipline traditionnelle d’une arme d’élite caractérisée par sa fidélité au devoir.

À diverses reprises, au cours de la présente étude, nous avons vu qu’une loi des révolutions, déjà appliquée au temps de la Ligue, veut que soit frappée l’obéissance au pouvoir déchu.

Au cours de la dernière guerre mondiale, sous l’occupation allemande, de graves conflits se sont élevés, chez les militaires de la gendarmerie en particulier, entre le devoir et la conscience. Suivant la règle précitée, l’obéissance au chef a été frappée ; mais, dès la libération du territoire et suivant une autre loi fatale, son caractère militaire a maintenu, dans le plus vieux corps de l’armée française, la discipline qui fera toujours la force principale des armées.

À l’instar de tant d’hommes d’État, de généraux et du plus illustre d’entre eux, Napoléon, qui ont fait l’éloge de notre arme, M. Ramadier, ministre de la Défense nationale, en traitant de la gendarmerie, dans un discours à la séance de l’Assemblée nationale du 3 mars 1949, a déclaré qu’« il n’y a certainement pas un corps où l’on n’ait au même degré, le sentiment du devoir et une loyauté aussi complète envers le pays ».

(1) Décret de 1854, art. 73 ; décret de 1903, art. 54 et 66.

(2) Ordonnance de 1820, art. 277 ; décret de 1854, art. 119 ; décret de 1903, art. 96.

(3) Arrêt de la Cour de cassation du 5 brumaire an XIV ; Riom, 9 mars 1828, Dalloz, Sûreté générale, t. 26, p. 510.

(4) Instruction du 10 avril 1821.

(5) Voir décret du 1er avril 1933 portant règlement du service dans l’armée, discipline générale, art. 26 ; décret du 17 juillet 1933, service intérieur de la gendarmerie départementale, art. 103.

(6) Instruction du 24 juin 1929 sur le service en campagne.

(7) Journal de la gendarmerie, 1852, p. 232.

(8) Journal de la gendarmerie, 1891, p. 403.

(9) Voir Revue de la gendarmerie, n° 12, 2e trim. 1952, p. 12.

(10) Revue de la gendarmerie, n° 6, 4e trim. 1950, p. 14.

(11) Revue de la gendarmerie, 15 janvier 1934, p. 25 à 27.

(12) « De l’institution de la gendarmerie prévôtale », dans la Revue de la gendarmerie de 1935.

(13) 15 novembre 1935, p. 842.

(14) Balzac, Le médecin de campagne.

(15) Revue de la gendarmerie du 15 juillet 1934 : « Les historiens de la gendarmerie et la question des origines ».

(16) Voir dans la Revue n° 14, 4e trim. 1952, la critique par l’auteur du caractère militaire, et notre réfutation.

(17) Voir ci-dessus Revue de la gendarmerie, n° 12, 2e trim. 1952.

(18) Mémoires du général Trochu, cités par le général Brody dans la Revue de la gendarmerie du 15 octobre 1929.

(19) Commentaire de Foucher sur le Code de justice militaire, art. 59.

(20) Décret de 1903, art. 78, service intérieur, 17 juillet 1933, titre 1, chapitre unique.

(21) Décret du 1er avril 1933, art. 30 ; avis du Conseil d’État ; Écho du 24 juillet 1949, p. 298 avec circulaire ministérielle du 21 juin 1949, BOPP, p. 2490.

(22) Circulaire ministérielle du 11 février 1949 ; Écho du 6 mars 1949, p. 90.

(23) Circulaire ministérielle du 28 novembre 1949.